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Pascal Quignard : “Je me soucie plus des œuvres que des créateurs”

Pascal Quignard : “Je me soucie plus des œuvres que des créateurs”

2023-09-01 22:26:16

Peut-être que je te laisserai vivre entouré de livres, des partitions et un modeste piano mural, mais le nord-ouest bruyant de Paris ne garantit pas le calme minéral de sa maison au pied de l’Yonne, à plus d’une centaine de kilomètres de Paris et où, assure-t-il, il n’a jamais raté un lever de soleil. Pascal Quignard (Verneuil-sur-Avre, 1948) s’arrête dans l’entretien pour fermer la fenêtre et rétablir le silence de son pied-à-terre dans la capitale de la Seineà l’ombre des platanes du parc des Buttes-Chaumont.

L’auteur du cycle diaristique éblouissant Dernier Royaume, de sexe et peur o Chaque matin dans le monde quitte les éditions Gallimard en 1994 pour s’exiler volontairement cela le rapproche de ce « syndicat des solitaires » de La Boétie, de Mallarmé ou de son admiré Montaigne.

Polygraphe, soliste baroque, spécialiste du corpus gréco-latin et oriental, il recevra le 22 septembre le Prix Formentor avec l’élégante timidité qui caractérise ce pianiste passionné, au dos droit et aux yeux bleus vifs.

Cinq décennies après la publication de ses premiers textes, Quignard a fondé une dissidence dans les lettres gauloises, une œuvre multi-primée, sensorielle et érudite, cousue de merveilles infinies. « D’énigmes », ajoute-t-il avec la malice de celui qui garde un secret. Il ne fait pas confiance au monde, ni au langage. C’est peut-être l’engagement des musiciens qui habitent ses romans : abandonner la partition. Qui sait si ça s’arrête être partition.

Q. El Formentor consolide votre réputation d’écrivain culte, mais vous aimez toujours vous affirmer avant tout en tant que lecteur.

R. Un lecteur reconnaissant. Ce qu’il y a de beau avec le Prix Formentor, c’est qu’il stimule la traduction, c’est-à-dire le voyage des livres. À l’exception du latin et du grec, je ne parle que le français. Freud disait : « Il faut savoir traverser la frontière ». Eh bien, ce prix traverse les frontières à la recherche de nouveaux lecteurs, ce qui m’excite au-delà de toute reconnaissance. Vous savez que la société ne m’a jamais fasciné (rires timidement).

Q. Vaut-il mieux lire en dehors de la société ?

R. Il est préférable de le lire en silence. Lire, c’est recevoir. Et la lecture convoque la passivité de mon personnage. Il m’est terriblement difficile de digérer le monde, l’amour, la peur, la mort… La même chose arrive à beaucoup d’animaux.

J’ai terriblement du mal à digérer le monde

Q. Vous aimez le chat.

R. J’admire leur façon de savourer les silences, leur misanthropie, les petits plaisirs que leur permet la civilisation. Je suis comme eux. Bien sûr, j’apprécie le confort du civilisé, mais j’aspire à sa liberté sauvage, étrangère aux positions ou aux fonctions. Je finis toujours par démissionner.

Q. En 1994, vous avez quitté Paris brutalement, à la manière de Sainte Colombe, la musicienne ermite qui joue dans Chaque matin dans le monde.

R. J’ai travaillé vingt-cinq ans aux éditions Gallimard. Pour quelqu’un comme moi, ce n’est pas mal du tout. Autant les religions et les idéologies répètent le contraire, autant je doute que nous soyons faits pour vivre en groupe. Nous naissons et mourons seuls. En plus, nous rêvons seuls. Le grammairien Émile Benveniste, que j’ai connu enfant, disait qu’il y a une première personne du singulier, une deuxième et une troisième, mais jamais de personnes au pluriel. Le « Nous », malgré le marxisme, n’est pas une personne. Cette idée m’a aidé à excuser mon propre retrait de la vie publique.

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Q. La France, en revanche, aime les intellectuels qui se mouillent dans la flaque publique. Avez-vous peur d’être qualifié de conservateur ?

R. Mes collègues du comité de lecture de Gallimard signaient toujours des manifestes. Moi non. Je n’ai jamais vu un corbeau, un chat ou un merle signer un manifeste au nom des corbeaux, des chats ou des merles.

Q. Vous ne votez pas non plus ?

R. Non. Et si je le fais, cela a toujours été contre.

Nous naissons et mourons seuls. Le « Nous », malgré le marxisme, n’est pas une personne

Q. Dans les ombres erranteslauréat du Goncourt en 2002, écrit : “Lire, c’est naître.”

Écoutez, l’idée de bouger me répugne : surtout celle de se transporter soi-même. Mais je crois que l’expérience du déménagement évoque inévitablement celle de la naissance, qui est le grand changement de notre vie. On ne sait pas où on va quand on meurt, alors qu’à la naissance on sent d’où on vient, une passivité utérine… et où on va : le soleil, la lumière, les autres (Quignard fait une grimace théâtrale), les autres! Ouvrir un livre peut être une autre démarche, lire, c’est espérer découvrir des possibilités mentales, sensorielles ou érotiques que l’on ignore.

Q. Tout au long de votre travail, un abandon progressif de soi est perçu. Le soi est-il surfait ?

R. Je m’intéresse plus aux œuvres qu’aux créateurs, si c’est ce que tu veux dire. Au fond, toi et moi sommes un secret, un secret que nous ignorerons toujours. On est incapable de dire « je » à la naissance. J’étais un bébé anorexique, sans envie de vivre, probablement parce que je sentais que ma mère ne voulait pas de moi et que je voulais la rendre heureuse. Lorsque nous venons au monde, nous pensons que nous sommes une extension de nos mères, nous manquons de subjectivité. Aimer nous oblige à renoncer au « je ».

Q. Cela rejoint un autre secret qui vous fascine, l’étymologie obscure de deux mots : littérature et éros.

R. Nous sommes tous issus d’une scène érotique qui nous fabrique et dont, paradoxalement, nous sommes les principaux absents. Je pense que ce mystère initial est lié à celui qui entoure l’origine des deux mots (Quignard fige le geste un long moment). Mais je préfère protéger l’énigme. Ce sera sûrement plus précieux que n’importe quelle réponse. Je n’écris pas pour faire la lumière.

Celle de la reproduction est plus une affaire de sociétés que d’individus. N’oublions pas qu’on finit par mourir sans avoir d’enfants.

Q. Alors pour quoi faire ?

R. L’épopée de la création m’intéresse peu ; Dans mon cas, l’écriture est une extension de la lecture. (Quignard montre une immense étagère pleine de cahiers). Je garde ici annoté chacune de mes lectures depuis les années soixante. Je viens de cette étagère.

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Q. Vous avez grandi au Havre (Normandie), en pleine période d’après-guerre.

R. J’ai grandi dans une ville en deuil sans savoir qui était mort. Je suis récemment tombé sur une image dans la presse de son port dévasté par les bombes américaines et j’ai été ému. Mais en lisant la légende, j’ai découvert qu’il s’agissait de Marioupol (Ukraine). C’est une terrible ironie, les ruines reviennent toujours. Cicéron en était obsédé, le peintre Hubert Robert aussi.

Q. Vous souvenez-vous de vos premières lectures ?

A. J’ai appris à lire avec souvenirs d’un âneun petit livre de la comtesse de Ségur, qui d’ailleurs vivait dans un château près de ma ville natale. Le fait est que cet âne qui rêve de s’enfuir et qui se réjouit de ne pas savoir parler m’a profondément ému. Je prévois que ça se termine mal.

C’est une terrible ironie, les ruines reviennent toujours

Q. J’ai l’impression que vous n’aimez pas les fins heureuses.

R. Dans les histoires, la fin heureuse classique implique d’avoir des enfants. Mais celle de la reproduction est plus une affaire de sociétés que d’individus. N’oublions pas qu’on finit par mourir sans avoir d’enfants. Les grandes histoires, la tragédie classique, les épopées finissent mal. Le christianisme, sans aller plus loin, se termine par une crucifixion, ou pire, par une mère qui abandonne son fils : Marie décide de ne pas assister à la résurrection et prend le chemin d’Éphèse.

Q. Il semble que votre amour pour le fragment, consolidé dans les petits traités (1977-1980), combat la tentative de donner aux choses un début et une fin.

R. Le fragment, le petit traité, est tout le contraire de la thèse si populaire dans les écoles françaises, de cette habitude ridicule d’associer deux thèses opposées, l’idéologie pure. Je préfère l’attitude baroque, qui ne voulait rien résoudre, mais plutôt célébrer l’opposition, la divergence, la déchirure.

Q. Vous considérez-vous comme un écrivain baroque ?

R. Totalement. Je défends l’intensité de l’émotion, du sensoriel, sa réussite ou non est un autre débat. J’ai été enfant de chœur, puis organiste, et ces messes de mon enfance m’ont révélé qu’il n’y a rien de plus beau que le Pleurs baroque.

Des moments terribles peuvent engendrer une grande beauté

Q. Vous êtes musicien et beaucoup de vos romans prennent forme dans une partition.

R. Surtout, nous sommes entendus. L’audition est une passivité extrême devant l’œil, qui a quelque chose de prédateur. On sait que dans le liquide amniotique, on entend les battements du cœur de la mère. Autant que le disent les encyclopédies, nous ne sommes pas une espèce parlante, mais plutôt une espèce qui apprend laborieusement à parler. Mais nous sommes une espèce qui entend : les oiseaux, la musique, les vagues. Malgré le fait que j’aime infiniment écrire, et que je recherche sûrement une forme de musique dans le silence de l’écriture, la musique continue de m’importer plus que la littérature.

Q. Vous ne faites tout simplement pas confiance aux mots.

R. J’ai besoin de mots pour organiser la réalité, pour distinguer l’odeur de la menthe de celle du thym ou de la pivoine. Mais une fois qu’on a parcouru le discours il convient de l’effacer pour revenir à la sensorialité des choses. C’est pour ça que je célèbre avoir vécu, il faut trente ou quarante fois pour connaître une saison pour savoir ce qu’est le printemps et ce qu’est l’hiver.

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Q. Votre dernier roman, j’adore la mer, revient sur son territoire de prédilection, la musique et l’amour dans le tumultueux baroque européen. L’atroce cohabite avec le sublime.

A. Des moments terribles peuvent engendrer une grande beauté. C’est un paradoxe désagréable mais très plausible. Attila dévaste Rome au moment même où saint Augustin commence « Les Confessions », texte absolument vertigineux ; pendant les guerres de religion, les plus belles œuvres de la musique occidentale sont écrites ; Sima Qian revient au premier siècle avant JC sur l’apparition du taoïsme au moment même où les luttes fratricides déchirent la Chine…

Q. Êtes-vous intéressé par le baroque espagnol ?

R. Mon ami Jordi (Savall) a découvert pour moi les merveilles de la culture espagnole. Mais j’avoue que je ne comprends pas tout (secoue modestement la tête). Je ne comprends pas plus Cervantès que Rabelais.

J’ai toujours été très limité, comme si je ne pouvais aimer que le sérieux

Q. Savez-vous pourquoi ?

R. J’ai toujours été très limité, comme si je ne pouvais aimer que ce qui est sérieux.

Q. Votre œuvre regorge de musiciens vertueux qui refusent de faire connaître leurs créations.

R. Je suis fasciné par le geste de consacrer une vie à une œuvre monumentale et de ne la montrer à personne. Robert Walser ou Saint Simon, dont les mémoires ont été retrouvées dans une valise, n’écrivaient pour personne, de même qu’une fleur ne pousse nulle part.

Q. Pour qui écrivez-vous ?

R. Je soupçonne que mes livres ne sont pas faciles. J’ai eu la chance d’être bien accueilli par les critiques et les lecteurs lorsque j’ai commencé à publier. Mais si ça n’avait pas été comme ça, même si personne ne m’attendait de l’autre côté, j’aurais continué à écrire.

Q. Jusqu’à quand ?

R. Si la maladie me respecte, jusqu’à toujours.

P. Écrivez en respirant.

R. C’est une forme d’ascétisme. Mais oui, respirer, c’est créer un vide, dégager la cage thoracique, l’âme. Écrivez aussi. L’une des fonctions du sommeil est de digérer la journée précédente. Je dois souffrir d’une certaine carence car j’ai toujours eu besoin de récapituler ce que j’ai vécu en écrivant. Je commence vers trois ou quatre heures du matin. Je me couche à l’heure de bébé. Pour un Espagnol, cela doit être incompréhensible (rires).

L’aube est bien plus belle que le crépuscule

P. Convénzame.

R. La beauté de l’aube. C’est bien plus beau que le crépuscule.

Q. Que lisez-vous ces jours-ci ?

R. Dernièrement je me suis abonné à des revues scientifiques, je ne comprends pas grand chose mais c’est justement ce qui me satisfait. On dit que nous vivons à une époque dépourvue de mythes, ce n’est pas vrai. La science est notre catalogue mythologique, vraiment magnifique.

Q. D’où vient cette capacité permanente d’émerveillement ?

R. Disons que j’aime garder les yeux ouverts.



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