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Et pour se rebeller, la Russie attend un nouveau “Poutine”

Et pour se rebeller, la Russie attend un nouveau “Poutine”

Si Poutine perd la guerre en Ukraine, la Russie a deux options. Une transition maîtrisée après un accord entre les élites ou tomber dans une crise gigantesque, l’anarchie et la répression, sur fond de quoi peut émerger la figure salvatrice de Prigozhin. C’est ce qu’affirme Françoise Thom, historienne, spécialiste de la Russie, auteur de “Le compte à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe” et de “Poutine ou la manie du pouvoir” dans une interview au journal français Le Figaro.

Figaro: Comment imaginez-vous la fin de Vladimir Poutine ?

Françoise Tom: L’histoire ne se répète jamais, mais certaines caractéristiques de la construction politique russe méritent d’être rappelées. Le régime russe, peut-être plus encore que le régime communiste soviétique, s’est construit autour d’une personnalité, d’un chef, dont dépendait toute la pyramide du pouvoir. Cela s’applique de plein fouet à Poutine, car lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il a détruit les institutions, détruit les initiatives locales et anéanti les germes d’un État que Boris Eltsine avait commencé à créer.

Donc le jour où Poutine est destitué ou tué, si ce jour vient, on peut s’attendre à une crise gigantesque. Alors nous comprendrons qu’il n’y a pas d’Etat russe ! On commence à le voir en Ukraine, où le Kremlin est incapable d’organiser l’effort militaire. La guerre de la Russie en Ukraine montre le début de la désintégration de la verticale du pouvoir qui remplace l’État, tout comme le Parti communiste a remplacé l’État sous l’URSS. Au moins à l’époque soviétique, il y avait un “politburo” qui limitait le pouvoir des secrétaires généraux, même celui de Staline. Avec Vladimir Poutine, le pouvoir est devenu complètement autocratique. Il y a beaucoup d’oligarques autour de lui, mais politiquement ils n’existent pas.

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CHIFFRE: Alors la fin de Vladimir Poutine mènera au chaos ?

Françoise Tom : En tout cas, on peut s’attendre à une grave crise après l’effondrement de la verticale du pouvoir. On en voit déjà les premiers symptômes avec la fragmentation des forces armées en groupes : celle de Kadyrov, celle de Prigozhin, les forces spéciales de l’armée, celles du FSB et de la Garde nationale, ou encore les forces des gouverneurs régionaux , à qui Poutine a donné le droit d’organiser sa propre défense lorsqu’il craignait des troubles politiques au sein de la population après avoir publié un décret de mobilisation partielle. Au retour des Russes d’Ukraine, les recrues mobilisées par Prigozhin dans les prisons seront une source importante de désordre et d’anarchie. Comme lorsqu’en 1953, à la mort de Staline, l’ouverture des portes du Goulag par Beria fut suivie d’une grande vague de crimes.

CHIFFRE: Quels sont les scénarios possibles ?

Françoise Tom : Je vois deux scénarios. La première serait une transition maîtrisée suite à un accord entre les élites. Prigozhin ou Kadyrov sont pour l’instant des alarmistes, comme l’était l’ultra-nationaliste Vladimir Jirinovski du temps de Gorbatchev et d’Eltsine. Des éléments favorables à un semblant de libéralisation devraient émerger du KGB. Ils ne seront pas démocrates, mais ils essaieront de faire amende honorable avec l’Occident, se présentant comme des réformateurs pragmatiques. Jusque-là, Poutine était irremplaçable car les élites et une partie de la population pensaient qu’il avait restauré le pouvoir de la Russie. Mais depuis qu’il a commencé à démanteler les piliers de son pouvoir, dont l’armée, Gazprom et le pétrole, les élites se sont détournées de lui. Leur objectif sera sans doute de revenir à la Russie des années 2000, celle qui vendait du pétrole et du gaz à l’Europe. Leur but sera de lever les sanctions.

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CHIFFRE: Et le deuxième scénario ?

Françoise Tom : Il n’est pas certain que la transition reste maîtrisée. Peut-être que les groupuscules qui l’organisent seront rapidement balayés. La question à laquelle on ne peut pas répondre est de savoir si nous assisterons à une révolte des régions de Russie qui ont été victimes de Poutine, saignées à sec et qui ont de profonds griefs à exprimer.

Viendra alors un temps de trouble comparable à celui qui suivit l'”oprichnina” d’Ivan le Terrible, la “réserve du souverain”, telle que définie de 1565 à 1572 la partie de la Russie sur laquelle le tsar exerçait un pouvoir absolu et une répression cruelle. Avec les mêmes excès et la même anarchie qui ont accompagné la réaction à la politique d’Ivan le Terrible. Dans un tel contexte, une personnalité comme Prigogine peut devenir un acteur important.

CHIFFRE: Quelles seraient les conséquences d’une victoire de l’Ukraine pour la puissance russe ?

Françoise Tom : Une défaite en Ukraine renverserait Vladimir Poutine. Il a tenu bon jusqu’à présent parce que l’élite nourrit toujours l’espoir qu’il puisse assurer à la Russie une victoire militaire. Mais si la Russie est forcée de se retirer de toutes les terres occupées, Poutine ne leur sera plus utile et devra être expulsé. Ou docilement, avec des garanties d’impunité, peut-être pour des raisons de santé. Ou plus brutalement. Rappelez-vous ce que disait Madame de Staël : « La Russie est un despotisme tempéré par le meurtre.

CHIFFRE: Croyez-vous en une victoire de l’Ukraine ?

Françoise Tom : Le temps presse pour l’Ukraine parce qu’elle a une armée mieux entraînée et mieux équipée et qu’elle mène une guerre intelligente. A condition que les gens endurent l’hiver, qui sera très rigoureux. Mais résoudre le problème russe prendra du temps. Tant que le cœur du poutinisme, qui est le pillage des richesses russes par le clan au pouvoir, restera intact, le problème continuera d’exister. Car les dirigeants seront contraints de recourir au chauvinisme et au nationalisme agressif pour s’assurer l’obéissance de la population et justifier le pillage de la Russie. L’économie prédatrice est à la base du pouvoir actuel et il est possible qu’elle soit reproduite par des successeurs. Tant que ce système prédateur existera, les Occidentaux feraient bien de ne pas se précipiter dans le “business as usual” avec la Russie.

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CHIFFRE: Vous ne croyez pas à un soulèvement populaire ?

Françoise Tom : Peut-être que le peuple se révoltera, mais comme toujours en Russie, cela se terminera par une nouvelle autocratie. Je ne peux pas imaginer qu’un démocrate arrive au pouvoir. Les Russes ont subi vingt ans de lavage de cerveau, le peuple est paralysé intellectuellement et moralement. Et puis tout dépendra de la réaction de l’Occident. S’il est prévoyant, il s’attachera plus aux institutions qu’aux individus. Sera-t-il capable de faire pression pour une véritable décentralisation en Russie ? C’est une question clé. Les provinces réussiront-elles à conserver leurs ressources? Moins dépendant de Moscou ? Une autre Russie n’est pas à exclure. Mais si nous nous retrouvons avec un système Poutine sans Vladimir Poutine, le même problème se posera avec le temps. Aussi, avec une Russie plus effrayante, car elle aura tiré les leçons des échecs de Poutine et saura que les mouches se prennent avec du miel, pas du vinaigre.

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