Sur le cliché en noir et blanc, Gisèle Halimi a tombé la robe noire et s’est glissée entre ses clientes Marie-Claire Chevalier et Michèle, sa mère. Complices, elles ont l’air de trois amies qui savourent une belle victoire. Un sourire timide passe sur le visage de l’adolescente.
Nous sommes en novembre 1972. L’avocate vient d’arracher l’acquittement pour la jeune Marie-Claire, 17 ans. La lycéenne de Neuilly-Plaisance avait comparu le 11 octobre précédent devant le tribunal pour enfants de Bobigny (Seine-Saint-Denis), réuni à huis clos, pour avoir eu recours à un avortement. Tombée enceinte à 16 ans après avoir été violée, son agresseur, un lycéen, l’avait dénoncée.
Dans le second procès qui a suivi, le 8 novembre 1972, la mère de Marie-Claire, accusée de complicité, est condamnée à une amende de 500 francs. Deux de ses collègues à qui elle avait demandé de l’aide sont acquittées et la « faiseuse d’ange » écope, quant à elle, d’un an de prison avec sursis. Mais la plaidoirie de Gisèle Halimi ouvre une brèche. Et trois ans plus tard, la loi Veil légalisera l’IVG (interruption volontaire de grossesse).
Ce jour-là, dans un décor dépouillé, meubles en formica et moquette marron du sol aux murs, la plaidoirie-manifeste de Gisèle Halimi emplit le prétoire. La salle d’audience du tribunal de Bobigny, inauguré quelques semaines plus tôt, devient une tribune politique pour la défense des femmes. Cette fois, le public est autorisé. Le scientifique et académicien Jean Rostand, les prix Nobel Jacques Monod et François Jacob côtoient les actrices Delphine Seyrig et Françoise Fabian.
Avocate et militante féministe, Gisèle Halimi revendique la confusion des genres. Elle entame un plaidoyer implacable : « Je ressens au plan physique une solidarité fondamentale avec ces quatre femmes, et avec les autres. »
« S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme »
L’avocate de la cause des femmes déploie tout son talent oratoire. Sans brusquer sa voix, elle porte l’estocade : « Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes qui comparaissent devant quatre hommes. Accepteriez-vous de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ? »
Les phrases claquent comme les slogans dans une manif du MLF (Mouvement de libération des femmes) : « La femme était née esclave avant même que l’esclavage fût né. (…) S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme », et elle assène : « Nous, les femmes, nous ne voulons plus être serves ! »
Cinquante ans après, les mots de Gisèle Halimi résonnent encore à Bobigny. Chantal Birman, sage-femme de la maternité des Lilas, récemment retraitée, se souvient. Elle avait 22 ans. Figure du documentaire « À la vie » et militante au MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), elle attendait devant le tribunal. « Je voulais la loi pour l’avortement, pour ne plus que les femmes meurent, c’était tout. C’était très simple dans ma tête. Et je sentais qu’il fallait qu’on soit ensemble. »
« Je n’ai plus jamais ressenti une telle solidarité, une telle joie, une telle détermination »
Elle se remémore l’ambiance unique : « Quand je suis arrivée sur le parvis, il y a eu un mouvement de foule parce que Gisèle Halimi est sortie du tribunal pour nous parler. Le procès se déroulait à huis clos. J’y suis restée quelques heures, pas plus. Mais il y avait dans l’air quelque chose d’incroyable. Je n’ai plus jamais ressenti une telle solidarité, une telle joie, une telle détermination. Pourtant, j’en ai fait des manifs ! J’ai su qu’il était impossible qu’on ne gagne pas. Pour nous, les militantes du MLAC, Bobigny, ça a été nos racines. C’est un événement qui m’a constituée. »
L’histoire se déroule en direct : « Pour la première fois, il y avait des femmes au micro, qui parlaient bien. Je les regardais avec beaucoup d’admiration. C’était une culture post-soixante-huitarde. En 1968, dans les rues, tout le monde se parlait mais les hommes tenaient le micro. À Bobigny, dans les prises de parole et dans le public, c’était des femmes. »
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Gisèle Halimi a aussi été une figure inspirante pour les nouvelles générations d’avocats. Meriem Ghenim, huit ans de barreau en Seine-Saint-Denis, revendique l’héritage : « Nous sommes très marqués par ce procès. Il s’est déroulé chez nous. Gisèle Halimi a montré que le droit était un outil de combat. »
La secrétaire du Syndicat des avocats de France salue la pionnière : « Elle a bousculé le tribunal. Nous sommes restés une juridiction de militantisme. »
Bobigny à la pointe de la défense du droit des femmes
L’œuvre de Gisèle Halimi est aussi revendiquée, aujourd’hui, par les hommes, qui dirigent ce tribunal judiciaire. Pour Peimane Ghaleh-Marzban, son président, la plaidoirie de Gisèle Halimi « est un acte fondateur ». « Cela reste dans l’ADN de la juridiction », assure-t-il. C’est à Bobigny qu’est créé l’Observatoire des violences envers les femmes. Le département a mis en place dès 2011 le téléphone grave danger qui permet aux femmes victimes de violences conjugales d’alerter une assistance. Un éventail de mesures qui ne cesse de s’enrichir.
Avec Éric Mathais, le procureur de la République, le président porte le projet de création d’un pôle dédié « aux affaires de violences conjugales et celles au sein de la famille ». Un greffe unique, des magistrats et des audiences dédiées.
Actuellement, « les six audiences hebdomadaires sont occupées en grande partie par les dossiers de violences conjugales », précise le président : + 24,1 % de plaintes traitées entre 2019 et 2021. « Bobigny a toujours été à la pointe pour la défense du droit des femmes. Il y a bien une filiation avec ce procès, confirme Éric Mathais. Quand on évoque le droit des femmes, les juristes évoquent le procès de Bobigny. »
Pas celui de Marie-Claire Chevalier. C’est ce qu’aurait souhaité la jeune lycéenne qui voulait rester dans l’anonymat. Une passerelle métallique bleue menant du tribunal vers la préfecture porte son prénom. Usé par les ans et le manque d’entretien, le passage a été condamné. C’était quelques jours avant son décès, le 23 janvier 2022.
2022-11-08 11:00:00
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