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Vattimo, ennemi des dogmes – Corriere.it

Vattimo, ennemi des dogmes – Corriere.it

2023-09-20 11:14:28

De MAURIZIO FERRARI

Maurizio Ferraris se souvient du philosophe de la « pensée faible » qui remettait en question les constructions métaphysiques et le culte de la science

Le philosophe Gianni Vattimo est décédé. Voici le souvenir de son ami et collègue Maurizio Ferraris.

Gianni Vattimo était un ami pour moi, un maître, un antagoniste, depuis cinquante ans. Je dois résister à la tentation des souvenirs pour donner au lecteur le souvenir de qu’est-ce qui est destiné à survivreau-delà de son décès physique, survenu à l’âge de 87 ans.

Ce que Vattimo nous a proposé, c’est d’abord une philosophie de l’histoire, qui va dans le sens inverse de celle d’Augustin. Pour ces derniers, la cité de l’homme, qui s’effondrait et vieillissait, préparait l’avènement de la cité de Dieu, pour Vattimo c’est le contraire. C’est la cité de Dieu, le monde des certitudes surnaturelles et des fondements indiscutables, qui décline, non sous le poids des temps et des invasions barbares, mais du monde moderne, avec sa lumière et sa science.

« Dieu est mort », voilà le mot fondamental de la modernité. Face à cette phrase, la réponse la plus courante est : à ce stade, nous sommes dans le domaine de l’humain abandonné à lui-même, nous sommes à un niveau où il n’y a que des humains, comme le soutenaient les philosophes laïcs de la génération précédant Vattimo, comme Jean-Paul Sartre. Ou nous devons pleinement comprendre la tragédie de cette mort, rétablir la présence de Dieu non plus dans son triomphe, mais dans sa chuteet c’est la voie suivie par les philosophes chrétiens du XXe siècle, comme le professeur de Vattimo, Luigi Pareyson.

La singularité, l’unicité du choix de Vattimo, d’où dérive son originalité philosophique radicale et son mélange humain inimitable, fait de tendresse, d’ironie et de mélancolie, a consisté à emprunter une troisième voie. Dieu est mort, rien ne le ressuscitera, mais l’humain n’est pas le seul acteur sur le terrain. Tout autour, pour donner le climat de l’époque et le sens de la pensée, il y a une mémoire, un processus et un progrès.

La mémoire est le fait qu’en mourant, Dieu est resté à l’horizon de notre monde. La mondialisation n’est pas une course de Dieu à travers le temps et les nations, comme l’imaginaient les philosophes écrivant à l’époque de l’eurocentrisme. C’est le souvenir de quelque chose qui a été et n’est plus, mais dont l’absence est encombrante comme un spectre, qui peut prendre plusieurs formes, mais d’abord celle du sentiment de culpabilité d’un morceau d’humanité qui, au nom de Dieu a prétendu dominer le monde.

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Il s’agit de la sécularisation, terme qui désignait à l’origine l’usage des édifices et des biens sacrés à des fins civiles, et qui peu à peu signifiait prendre congé de la transcendance. Le monde du Christ Roi était un monde dans lequel tout était sacré, solide, intouchable. Celui du Dieu mort est un long adieu au passé où l’humanité s’émancipe du sacré et de la violence qu’il entraîne, et reconnaît qu’il n’y a plus d’absolu.le. Nous n’avons pas tué Dieu pour le remplacer par l’Humain, mais pour comprendre que tout dans le monde est fragile, historique, interprétable. Il n’y a rien de véritablement intouchable car, selon Friedrich Nietzsche (le philosophe qui, avec Martin Heidegger, a le plus compté pour Vattimo), il n’y a pas de faits, seulement des interprétations.

Le progrès est l’objectif que doit se fixer l’humanité engagée dans cette traversée du désert. Parce qu’évidemment reconnaître la mort de Dieu est tout sauf une condition intrinsèquement euphorique; la « grande bacchanale des esprits libres » dont parlait Nietzsche peut bien avoir lieu, mais c’est la joie qui accompagne un naufrage, car il n’est pas du tout facile de vivre sans fondements. C’est comme être dans des sables mouvants, qui peuvent à tout moment engloutir l’humanité et découvrir qu’elle ne repose sur rien, qu’elle n’est qu’une des possibilités infinies d’une histoire sans rime ni raison.

Comment redonner du sens à une humanité sans absolu ? Certainement pas en en créant de nouveaux et alternatifs, et c’est pourquoi Vattimo a toujours été contre le culte de la science, qui à ses yeux était le substitut mondain à la transcendance perdue. Nous avons besoin d’un mouvement différent, qui ne remplace pas l’ancienne idole par une nouvelle. Nous devons plutôt reconnaître la dimension positive de la liberté, dans les jugements, les comportements et les choix, qui découle de l’effondrement d’un mur beaucoup plus ancien et plus solide que celui de Berlin. Ainsi, une fois le Dieu unique disparu, un polythéisme des valeurs est le destin de l’humanité sécularisée, et ce destin n’est pas forcément catastrophique.. C’est la raison pour laquelle, contrairement à Nietzsche et à la plupart, Vattimo a voulu donner une valeur positive au nihilisme, qui n’est pas seulement la course de l’humanité vers le néant mais est aussi l’émancipation d’un être, d’un Dieu ou d’un fondement trop volumineux.

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Évidemment, dire au revoir ne suffit pas pour construire un monde nouveau, et c’est ici que la pensée de Vattimo, comme celle de nombreux autres philosophes de son temps (je pense notamment à Michel Foucault et Jacques Derrida) a rencontré la plus grande difficulté. Une déconstruction doit toujours être le prélude à une reconstructionet si Foucault, par exemple, après avoir décrété la mort de l’humain et la réduction de la vérité au pouvoir, s’est laborieusement engagé, dans les dernières années de ses recherches, à la refondation d’une éthique et d’une vérité en allant à à l’école des anciens, Vattimo s’engage sur le chemin de la récupération du catholicisme et de la relance du communisme au moment même où celui-ci semblait avoir disparu de l’horizon politique.

Cela peut paraître paradoxal, mais ce n’est pas le cas. Ce qui l’a certainement attiré vers le catholicisme, c’est la dimension du rituel sans mythe., d’une religion accommodante et sans absolu, qui est, paradoxalement mais pas trop, le meilleur allié de la sécularisation, car, dans l’interprétation de Vattimo, le catholicisme était avant tout une tradition et un mode de vie, bien plus qu’un système de dogmes positifs et des croyances absolues. C’était en somme la religion historique par excellence, la mieux adaptée pour orienter l’humanité après le traumatisme de la mort de Dieu.

Dans le communisme, cependant, Vattimo recherchait une doctrine de rédemption et de fraternité pour les déshérités, pour la dernière fois.. Comme il l’a écrit un jour, il y voyait le résultat nécessaire d’une pensée faible, qui devait se transformer en pensée des faibles. Cependant, il est important de noter que l’adhésion de Vattimo à ce communisme idéal n’a eu lieu qu’après la conclusion de la parabole historique du communisme réel, et ce, essentiellement pour la même raison qui l’a poussé à revenir au catholicisme.

Dans les deux cas, en effet, il ne s’agissait pas, aux yeux de Vattimo, de doctrines gagnantes, mais de des cultes qui lui semblaient destinés à un long coucher de soleil, dans l’ombre de plus en plus longue de laquelle l’humanité aurait pu trouver un chemin possible mais non obligatoire, l’indication d’un chemin à suivre après le coucher du soleil des absolus. Tout comme la déconstruction, qui s’est faite sous le signe de la faiblesse, c’est-à-dire de l’interprétation et de la relativisation au lieu de l’iconoclasme et de la confrontation frontale, la reconstruction a également pris la forme, douce et non mythique, de la récupération de deux éléments complètement différentes religions, rien que triomphantes.

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Cette évasion sans fin de l’absolu et de la violence, caractéristique essentielle de la pensée et de l’enseignement de Vattimo, n’était pas simplement une théorie, mais le reflet d’une vie. Ce qui n’était pas, remarquez, une vie tranquille et paisible mais, bien au contraire, une existence pleine de tragédies, de deuils, de contradictions vécues de première main et avec une grande souffrance. Au lieu de devenir porteur et témoin de ces lacérations, comme par exemple Pier Paolo Pasolini, Vattimo a voulu, pour ainsi dire, les épargner à ses pairs, et il a construit tout un édifice de pensée pour les exorciser en indiquant les voies de leur une coexistence pacifique de l’humain avec lui-même et avec les autres humains.

ET l’esprit qui transparaît dans une anecdote avec laquelle je voudrais clôturer ce souvenir. J’avais un peu plus de vingt ans, Vattimo un peu plus de quarante ans, et un autre étudiant et ami qui était avec nous m’a dit : « nous devrions déconseiller de lire le Élégie duinesi de Rilke, pour la douleur qu’ils libèrent.” C’était évidemment un paradoxe, mais moi – récemment diplômé d’une école catholique et désireux de faire preuve d’une attitude forte – j’ai répondu que cela ressemblait à une censure, comme à une mise sur liste noire. Et Vattimo se limite à dire: «Parfois, les choses ne sont pas faites pour censurer, mais pour protéger de la douleur».

La légèreté de la pensée faible c’était précisément cette tentative de « protéger », comme on dirait aujourd’hui en référence aux catastrophes naturelles, l’humanité du fracas de la mort de Dieu.

19 septembre 2023 (modifié le 20 septembre 2023 | 10:14)



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