“Toi aussi ami de dernière minute…”

Le testament spirituel du frère Christian de Chergé, prieur des moines trappistes de Tibhirine en Algérie, enlevé par des islamistes dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 puis tué, proclamé bienheureux par le pape François avec les autres martyrs d’Algérie en 2018

Quand un ad-Dieu se profile

S’il m’arrivait un jour – et ce pourrait être aujourd’hui – d’être victime d’un terrorisme qui semble désormais vouloir impliquer tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie a été « donnée » à Dieu et à ce pays. Qu’ils acceptent que l’unique Seigneur de toute vie ne puisse être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment être trouvé digne d’une telle offre ? Qu’ils aient su associer cette mort à bien d’autres tout aussi violentes, laissées dans l’indifférence de l’anonymat.

Ma vie n’a pas plus de valeur qu’une autre. Il n’en a même pas moins. En tout cas, il n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai assez vécu pour me savoir complice du mal qui, hélas, semble prévaloir dans le monde, et aussi de celui qui pourrait me frapper aveuglément. Le moment venu, j’aimerais pouvoir avoir ce moment de lucidité qui me permettrait de demander le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, et en même temps de pardonner de tout mon cœur à celui qui m’a frappé.

Je ne pouvais pas souhaiter une telle mort. Il me semble important de le préciser. En effet, je ne vois pas comment je pourrais me réjouir du fait que ce peuple que j’aime ait été indifféremment accusé de mon meurtre. Ce serait payer trop cher ce qu’on pourrait appeler, peut-être, la “grâce du martyre”, que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir dans la fidélité à ce qu’il croit être Islam.
Je sais de quel mépris les Algériens dans leur ensemble ont été entourés, et je sais aussi quelles caricatures de l’islam un certain islamisme encourage.

Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse aux intégrismes de ses extrémismes.
L’Algérie et l’islam c’est autre chose pour moi, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, me semble-t-il, sur la base de ce que j’ai vu et appris par expérience, retrouvant si souvent ce fil conducteur de l’Évangile appris sur les genoux de ma mère, ma toute première Église précisément en Algérie, et, même ensuite, dans le respect des croyants musulmans.

Ma mort, évidemment, semblera justifier ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : “Maintenant, dis-moi ce que tu en penses !”. Mais ces gens doivent savoir que ma curiosité la plus ardente sera enfin libérée. Ici, je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père, contempler avec lui Ses enfants de l’Islam tels qu’Il les voit, tous illuminés par la gloire du Christ, fruit de Sa Passion, investis de le don de l’Esprit, dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion en jouant avec les différences.

De cette vie perdue, totalement mienne et totalement sienne, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue entière pour cette joie, à travers et malgré tout.

Dans ce “merci” où tout est dit, maintenant, de ma vie, je vous inclut certainement, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, amis d’ici, ainsi que mon père et ma mère, mes sœurs et mes frères, et à eux, le centuple donné comme promis !

Et toi aussi, ami de dernière minute qui ne savait pas ce que tu faisais. Oui, je veux ce “merci” pour toi aussi, et ce “a-Dieu” dans le visage duquel je te contemple. Et puissions-nous nous retrouver, bienheureux voleurs, au paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père, des deux.

Amen! InshAllah.

frère Christian de Chergé

Alger, le 1er décembre 1993
Tibihrine, 1er janvier 1994