Il ne parcourt pas 50 m sans que plusieurs badauds ne l’interpellent. « Hey Driver, comment ça va ? », « Oh, Frédéric ! Passe me voir ! », « Monsieur le maire, bien ou bien ? ». Driver, rappeur natif de Sarcelles, de son vrai nom Frédéric, n’a pourtant aucune fonction d’édile. Mais quand il marche, c’est acquis : il représente.
Naturellement, et de partout, on vient serrer la main de cette personnalité du rap, 46 ans à présent. La ville de Sarcelles est attachée à lui, comme lui est attaché à elle. Il suffit d’une balade en sa compagnie dans le quartier des Flanades, son quartier de toujours, pour s’en rendre compte.
Il est né à la clinique Alexis-Carrel – l’actuel hôpital privé Nord parisien – à 500 m de la tour qui l’a vu grandir et qu’il n’a jamais quittée. « Je n’ai jamais bougé d’ici. À ma naissance, j’aurais pu venir à pied », plaisante-t-il avant de se diriger vers le centre commercial des Flanades.
« À mes 12-13 ans, je parlais même quasiment turc »
« Jeune, j’ai beaucoup tourné ici. Maintenant, c’est en train de mourir. Il n’y a plus que des sandwicheries », se désole Driver alors qu’on le suit à travers des galeries désertes, le long d’enseignes fermées. Implanté au cœur du Grand Ensemble des Lochères dans les années 1950-1960, ce complexe de 7 ha a décliné au profit du centre commercial My Place.
« Quand j’étais plus jeune, ce quartier était 50 % juif, 50 % turc », résume le rappeur. « À la maison, j’avais une culture camerounaise mais j’avais des amis de ces communautés, des potes antillais aussi… J’ai découvert leur bouffe, leur langue. À mes 12-13 ans, je parlais même quasiment turc », raconte-t-il, posté sur la place de France.
Il l’a souvent, enfant, transformée en terrain de foot, parfois au détriment des passants qui prennent des ballons perdus. Afin d’éviter les remontrances, il lui arrive d’aller sauter les grilles de l’école Saint-Exupéry pour investir la cour de récré déserte.
Aujourd’hui, le rappeur ne joue plus au football. « J’ai perdu la ligne », rigole ce fan du club monégasque depuis le but de Bruno Bellone à l’Euro 1984. « Bizarrement, je ne voulais pas faire comme tout le monde et choisir Platini ! », commente-t-il.
Nostalgique du forum des Cholettes, lieu d’expression des jeunes talents
À 50 m du centre commercial des Flanades, un immeuble moderne s’élève à la place du forum des Cholettes, le centre culturel du grand ensemble fermé depuis plus de vingt ans. Autant le dire, un lieu de pèlerinage pour le rappeur qui y a assisté à son premier concert du groupe T.A.B, avec Passi. « Ça m’a énormément plu. Je me suis dit qu’un jour, il faudrait que je passe dans cette salle. C’est devenu un objectif. »
Rendez-vous est pris à la fin de l’année 1995, pour un premier concert digne de ce nom, où Driver déroule son flow, en concurrence avec d’autres artistes : « J’avais déjà un esprit de compète. Encore plus dans ma ville, encore plus en bas de chez moi. » Il y remet les pieds un an plus tard dans le cadre du festival « Là où le hip-hop vit », pour écrire un petit morceau d’anthologie.
Le matin du concert, sa mère le dépêche pour aller faire les courses. « Elle a cassé tout mon délire », se souvient le quadragénaire, un énorme sourire aux lèvres. Passant de Driver à Frédéric, le jeune homme s’exécute, vite rejoint par un pote qui a la « bonne » idée de sauter dans son caddie à l’entrée du supermarché. Une véritable révélation pour le showman qui décide de reproduire cette arrivée loufoque au forum des Cholettes.
Sur scène, son quatre-roues, « tuné avec les moyens du bord », embrase le public. « À ce concert, j’ai découvert que je n’avais pas seulement un quartier derrière moi mais toute la ville ! Ma chance, c’était de venir des Flanades, c’est central, fédérateur, il y avait LE centre commercial de la ville. Tout Sarcelles venait ici », se souvient-il.
Sarcelles ou la naissance du rap made in France
Plus à l’est, des barres d’immeubles sur quatre étages autour d’un terre-plein rectangulaire constituent le décor de la résidence Chateaubriand. « J’ai passé mon adolescence assis sur ce muret. Pour dire la vérité, ça fait longtemps que je ne suis pas venu. Ça me fait bizarre… », explique le rappeur. Des souvenirs remontent de soirs d’été à tuer le temps, à discuter. « J’ai vraiment aimé être ici », confie-t-il.
C’est derrière le vernis de lieux anodins qu’en compagnie de Driver, on croise l’histoire du rap. Au détour d’une phrase, il désigne une fenêtre : « Desh, l’un des premiers DJ compositeur du Ministère A.M.E.R, habitait juste là. Parfois, j’entendais sa musique s’échapper, c’étaient des moments de bonheur que personne ne soupçonnait », raconte-t-il.
À l’époque, ils sont peu dans sa bande à partager sa passion pour le mouvement hip-hop. « Maintenant, on voit du rap partout, on a du mal à imaginer mais à l’époque ce n’est pas bien vu, même dans les banlieues », commente-t-il. « Tu passais pour le Français qui veut faire l’Américain. »
« Ici, quand tu ne gagnes pas bien ta vie, tu peux t’en sortir »
À Sarcelles, c’est le Ministère A.M.E.R qui ouvre la voie. En 1991, ses membres (Moda, Passi, Stomy Bugsy et Hamed Daye) signent un premier titre, « Traîtres », clippé à la sortie d’un local poubelle que Driver déniche pour nous. « Il y a maintenant une grille qui cache l’entrée mais c’est là qu’a été tournée une des scènes du clip. On voit les rappeurs dans une sorte de couloir, et plein de jeunes autour d’eux. J’étais trop fier lorsque j’ai travaillé avec Desh après eux. »
La carrière de Driver décolle en 1998 avec son album « le Grand Schelem », sur lequel apparaît « Changer de vie », une chanson sur ses envies d’ailleurs. À 28 ans, il part à Los Angeles où des opportunités musicales s’offrent à lui.
Alors, de Sarcelles à Los Angeles, la question se pose : n’a-t-il jamais eu envie de s’installer dans la cité des Anges ? « Ça m’a titillé. Mais je ne suis pas un aventurier, je n’ai pas trouvé la bonne formule. Par contre si je déménage, c’est Los Angeles ou rien. Je n’irai pas dans une autre ville de France que Sarcelles. J’ai donné beaucoup de ma vie ici. C’est l’endroit où je me sens le plus à l’aise, où je marche sans me retourner. Ici, quand tu ne gagnes pas bien ta vie, tu peux t’en sortir. »
2022-08-25 10:00:00
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