Noël approche, et avec lui les réunions de famille secrètement redoutées, où l’on craint à la fois le silence et la polémique: le vide du silence qui s’installe entre des convives qui se connaissent trop pour être eux-mêmes, le poids d’une polémique qui enfonce chacun dans l’ornière de démonstrations mille fois rebattues.
Si la gêne du silence appelle l’anecdote ou le sujet consensuel qui relancera la discussion, la polémique s’embourbe jusqu’au «point Godwin», ce fameux seuil où l’une des parties caricature les positions de l’autre sous les traits de thèses nazies, abolissant le principe même du dialogue, qui exige de comprendre le point de vue de l’autre. «Plus une discussion en ligne se prolonge, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis s’approche de un» (Mike Godwin, 1990).
Or, si toute discussion renferme un point Godwin, certains sujets le font remonter à la surface, provoquant ce qu’on appelle des «paniques morales», c’est-à-dire des réactions outrées à des enjeux qui, malgré leur portée parfois réduite, donnent l’occasion de s’indigner.
Le premier de tous les sujets inflammables est sans doute le conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais entendu une seule discussion intéressante sur ce sujet, qui soit autre chose qu’une ritournelle d’arguments éculés et d’invectives stériles? D’un côté: le droit à la survie des Juifs, après des millénaires de persécution, de l’autre, l’expropriation brutale des Palestiniens pour des raisons qui leur sont étrangères. L’injustice, flagrante de part et d’autre, déclenche irrésistiblement l’envie de prendre parti, conférant à la moindre concession le goût de la déchéance morale.
Or, des sujets qui musclent et émasculent la discussion, il y en a mille, entre le conflit israélo-palestinien, l’Ukraine, le pétrole, la théorie du genre, Trump, les migrants, le mariage homosexuel…
«C’est justement cette incertitude, cette hésitation, cet espace libre entre silence et opinion qui nous permet de sortir des jeux de rôle et d’être nous-mêmes.»
On pourrait presque argumenter qu’«on ne peut plus rien dire», mais cela ne ferait qu’ajouter à la controverse, à ce hérissement contagieux, cette chair de poule morale généralisée. Où l’on retrouve le principe économique contre-intuitif, qui veut que la multiplication des acteurs sur un marché conduit à une uniformisation de l’offre.
Ainsi le pullulement des chaînes du câble s’est accompagné d’une homogénéisation des programmes, la férocité de la compétition les ayant condamnées, pour survivre, à produire les émissions les plus conformes aux attentes supposées du public. Toute originalité devient péril mortel.
On observe la même évolution sur le marché de l’automobile et de la téléphonie, où la concurrence mondiale a castré la créativité. Sur les réseaux sociaux de même, la massification des prises de parole a engendré un approfondissement des clivages plutôt qu’une diversification des points de vue.
Quelle meilleure date que Noël, origine du comput européen, renvoyant à la naissance d’une justice à la fois divine et impuissante, pour méditer sur la justice, non pas celle qui condamne dans une doctrine, mais celle qui communie dans une ambivalence, l’ambivalence de sa définition, entre punition et charité, vengeance et pardon, responsabilité et peccabilité?
C’est justement cette incertitude, cette hésitation, cet espace libre entre silence et opinion, qui nous permet de sortir des jeux de rôle, et d’être nous-mêmes. Le principe du cadeau ne symbolise-t-il pas précisément une rupture de symétrie – symétrie des arguments, des vengeances – et l’idée même de justice, qui ouvre sur un possible inouï?
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– Pas de cadeaux pour Godwin
Guillaume von der Weid – Philosophe et conférencier