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Pourquoi le rose est-il aussi mal vu lorsqu’il est porté par les garçons?

Pourquoi le rose est-il aussi mal vu lorsqu’il est porté par les garçons?

Peut-on être un footballeur de renommée mondiale et arborer une chevelure rose sans passer par la case «lynchage numérique»? Les adjectifs manquent pour qualifier le raz-de-marée de critiques reçues par le footballeur français Antoine Griezmann lorsque sa célèbre tête blonde a viré au rose. Le vainqueur puis finaliste de la Coupe du monde de football s’est fait traiter de “fou” et a encore été au centre de discussions nauséabondes –aux relents homophobes– autour de sa sexualité.

Plus tard, c’est cette fois l’influenceuse Nabilla qui en fera les frais lorsqu’elle diffusera sur son compte Twitter aux quasiment 3 millions d’abonnés une image (supprimée depuis) de son fils avec des collants roses. En 2023, aucune couleur ne déchaîne autant les passions. Pourtant, aussi polarisant soit-il, le rose a longtemps été prisé par les hommes, car synonyme à certaines époques de force et de courage. Ce n’est que très récemment, avec l’essor du marketing, que cette couleur trouvera la connotation qu’on lui connaît désormais.

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Ce temps où les hommes adoraient le rose

«C’est une couleur très clivante, si ce n’est provocatriceremarque Annie Mollard-Desfour, autrice du Dictionnaire des mots et expressions de couleur: le rose. Même les femmes entretiennent une relation complexe avec cette couleur, qui peut être perçue comme de la niaiserie ou de la mièvrerie, celle d’une couleur pas sérieuse.»

À leur époque, le roi Henri IV ou l’écrivain Dante étaient pourtant représentés avec la couleur rose sans que cela ne choque personne. Loin de sa connotation actuelle, le rose a longtemps été considéré comme un dérivé du rouge, se faisant tantôt symbole de sacrifice, tantôt de puissance.

«Jusqu’au Moyen Âge, le rose était perçu comme un dérivé du rouge, la couleur du sang notamment associée à la guerreprécise Auriane Dumesnil, cofondatrice de l’association Pépite Sexiste et militante pour l’égalité femmes-hommes. Donc ce sont principalement les hommes qui portaient cette couleur, comme une manière d’affirmer leur puissance. Quant aux femmes, elles portaient plutôt du bleu en référence à Marie, la mère de Jésus. Même si, à l’époque, les couleurs étaient bien sûr moins démocratisées qu’elles ne le sont aujourd’hui, il existait donc déjà une binarité semblable à celle que l’on connaît aujourd’hui, mais de manière inversée.»

«Connaître le sexe de son enfant avant sa naissance permet de se projeter. Tout cela a donc donné des idées au marketing.»

Auriane Dumesnil, cofondatrice de l’association Pépite Sexiste

Pendant la Renaissance, certains peintres, à l’image de Poireaux Poireauxutilisaient le rose –nommé alors cinabre léger– pour peindre des motifs religieux ou la chair des hommes. Mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle, à la période rococo, que cette couleur trouvera véritablement son salut: la bourgeoisie féminine et masculine s’en empare alors en Europe. Madame de Pompadour sera de celles qui porteront le rose à outrancele rendant populaire auprès de la cour du roi Louis XV.

Au siècle suivant, les peintres Claude Monet ou Edgar Degas succomberont à leur tour aux charmes irrésistibles du rose. Jusque-là, pas question d’en faire une couleur reliée au genre féminin. Ce n’est qu’au siècle suivant que cette forme de binarité s’est ensuite imposée, faisant de cette couleur un symbole de féminité… pour des raisons très opportunistes.

Le rose «féminin»: une fabrication marketing

«Le début du XXe siècle est marqué par le développement du marketing, rappelle Auriane Dumesnil. Les années 1900 sont aussi celles de grands progrès de la science et, mine de rien, connaître le sexe de son enfant avant sa naissance permet de se projeter. Tout cela a donc donné des idées au marketing, qui a polarisé le bleu pour les garçons et le rose pour les filles.»

Sur son compte Twitter Pépite sexisteelle répertorie un nombre incalculable de publicités actuelles jouant sur les stéréotypes de genre. «Tout ça c’est du marketing paresseux: comme il faut que ce soit rapide, on joue sur les stéréotypes pour imprimer le message. Sauf que ça peut devenir problématique lorsque ce marketing perpétue des inégalités. C’est notamment visible en ce qui concerne la “taxe rose”, la différence entre un prix proposé pour un même produit à un homme ou à une femme. Très souvent, on voit que les prix seront plus élevés du côté des femmes.»

Cette différence a particulièrement été remarquée sur les rasoirs, dont ceux de couleur rose –du côté des femmes– ont longtemps eu des prix bien plus élevés. «Ça semble une évidence, mais il faut encore et encore rappeler que le colorant rose ne coûte pas plus cher!»

En pointant du doigt les dérives de ce type de marketing, le compte Pépite Sexiste réussit à faire bouger certaines mentalités. «On a une écoute de la part des marques, qui nous répondent. Au moins une fois par semaine, on réussit à faire retirer une campagne ou autre chose. On fait même des ateliers de sensibilisation. […] Il y a des grandes campagnes nationales qui réussissent encore à sortir des codes, comme Gillette ou Heineken récemment. Mais des pubs comme celles-là, ça n’arrive encore malheureusement qu’une fois tous les dix ans.»

L’ultra-féminité revendiquée

En 1937, la créatrice Elsa Schiaparelli développe son célèbre «shocking pink», un rose qui choque les consciences pour sa vivacité. Douze ans plus tard, c’est pourtant ce rose-là que Marilyn Monroe choisira pour la robe désormais célèbre du clip “Les diamants sont les meilleurs amis d’une fille”.

Le rose s’impose alors dans l’imaginaire collectif comme une couleur associée à la féminité, une image que le succès de Barbie –poupée la plus vendue au monde– ne fera que renforcer. «La poupée Barbie, c’est une féminité caricaturaleexplique Annie Mollard-Desfour. Pendant longtemps, c’est resté le stéréotype de la femme blanche, féminine.»

Dans les années 1960, les petites filles jouent alors avec des modèles associant souvent l’image de la femme à l’espace du foyer, comme la poupée “Barbie apprend à cuisiner”. Et lorsque des professions sont envisagées, elles sont souvent reliées au soin, comme la «Nurse Barbie». Cette imaginaire véhiculé par Mattel imprégnera durablement les esprits.

Porter du rose pour un homme n’a donc rien d’anodin et peut aussi être considéré comme un acte politique.

En France, c’est Brigitte Bardot qui s’amusera du rose en le détournant de manière ironique lors de son mariage en 1959 avec Jaques Charrier. «Elle a choisi une robe à imprimé vichy qui était l’étoffe du tablier des écolières d’autrefois.» L’image de Brigitte Bardot arborant fièrement cette robe à carreaux fera le tour du monde. Elle sera la marque d’une féminité assumée, capable d’être aussi enfantine que puissante. «C’est ce qui a probablement marqué les esprits: elle a joué sur ce côté enfantin du tissu à carreaux, tout en y incorporant une dimension sensuelle.»

Cette sensualité virera ensuite dans les esprits vers une forme de sexualisation. «Le rose dans toutes ses nuances va être associé au plaisir, à l’optimisme, à la sexualité… jusqu’à une sexualité un peu perverse: on pense notamment au téléphone rose.»

Le rose se dégenre

Les réflexions contre le port du rose par Antoine Griezmann sont en partie dues à l’une de ses connotations historiques. «Au cours du XXe siècle, le triangle rose a été imposé aux détenus homosexuels dans les camps de concentration, rappelle Annie Mollard-Desfour. Cette couleur est restée puisqu’elle a ensuite été récupérée avec fierté par la communauté homosexuelle.»

C’est notamment le cas de l’association Act Up, fortement impliquée sur la scène médiatique à la fin des années 1980. Porter du rose pour un homme n’a donc rien d’anodin et peut aussi être considéré comme un acte politique. «Antoine Griezmann a forcément réfléchi à l’accueil que ça allait susciter d’avoir cette couleur dans les cheveux, estime Auriane Dumesnil. C’est justement une forme de militantisme que de se réapproprier cette couleur.»

Et si le rose était en passe de se dégenrer? «Le rose avait été tenté par des équipes sportives masculines de Paris, ajoute Annie Mollard-Desfour. Et il est de plus en plus présent dans la mode.» Alors que le prochain film de Greta Gerwig présentera une Barbie et un Ken revisités de manière moderne, une tendance couleur a émergé dans la mode dernièrement: les Barbiecores. Par Brad Pittt à Harry Styleson revendique désormais la teinte rose bonbon de manière décomplexée.

«Les couleurs révèlent des choses sur la sociétéaffirme Annie Mollard-Desfour. Avec la couleur rose, on peut affirmer toute une gamme d’idées, et revendiquer quelque chose d’ironique et de joueur. Dans notre société où la vision du genre change, le rose vient sûrement répondre à cela.»

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