Il règne une certaine excitation dans les travées du gymnase Pierre-Machon, à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). La dernière journée de championnat régional de futsal féminin se joue ce 17 juin 2022 à 20 heures. Si l’équipe de Paris Elite bat Pierrefitte, elle sera championne. Mais le match ne se jouera jamais. Les parisiennes ne seront donc pas sacrées.
La raison ? Plusieurs joueuses se sont présentées voilées au coup d’envoi. Ce qui n’avait pas posé problème lors des précédentes journées a, cette fois, fait tiquer l’arbitre de la rencontre, qui a tenu à respecter scrupuleusement l’article 1 du règlement intérieur de la Fédération française de football (FFF) qui interdit « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ». Un règlement intérieur que la FFF a clairement cherché à mettre en conformité avec la loi française, interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans des locaux publics et au sein d’associations bénéficiant de subventions publiques.
Côté Paris Elite, une seule joueuse porte le voile. Après négociation, elle accepte de l’enlever. Côté Pierrefitte, elles sont plusieurs à refuser catégoriquement la demande de l’arbitre. Le club de Pierrefitte appelle alors le dirigeant d’astreinte de la Ligue qui suggère à l’arbitre de faire… jouer le match. Mais l’arbitre refuse. Le match est donc annulé. Chahuté, l’arbitre doit appeler la police pour se faire escorter hors du gymnase. Contactés, les clubs de Pierrefitte et de Paris Elite n’ont pas répondu à nos sollicitations.
Cet incident est loin d’être un cas isolé en Île-de-France. Pour le constater, il suffit de se rendre le week-end à un match de football ou de futsal féminin amateur. En ligne, les comptes Instagram des clubs ne le cachent même pas.
Car depuis que la Fifa (Fédération internationale de foot, dont dépend la FFF) a autorisé le port du voile en compétition en 2014 à la demande de pays ayant l’islam pour religion d’État, comme l’Iran, l’article 1 de la FFF est de plus en plus contesté. Le tout sous l’œil complaisant de la Ligue Paris Île-de-France, dont le président, Jamel Sandjak, évite clairement de se positionner sur le sujet, alors qu’il a des ambitions à la tête de la FFF (les prochaines élections fédérales sont prévues fin 2024 NDLR).
« Est-ce par électoralisme que Sandjak n’est pas clair ? Pour recueillir un vote des présidents de district populaires, des quartiers ? » s’interroge une source dans l’administration. « Il ne l’écrira jamais : c’est une consigne uniquement orale, sinon, la Ligue se mettrait trop en porte-à-faux vis-à-vis de la FFF », soupire une autre source de l’arbitrage régional.
D’ailleurs, sollicité à de nombreuses reprises ces dernières semaines, Jamel Sandjak a refusé de nous répondre sur ce thème. Gêné, il menace même via ses avocats de « poursuivre toutes personnes tenant ou véhiculant des propos injurieux, diffamatoires ou calomnieux à l’encontre de la Ligue et de ses représentants ».
Un arbitre « énormément mis sous pression »
Ce flou exaspère pourtant certains arbitres. Pour eux, il faut trancher, car après l’annulation du match Pierrefitte – Paris Elite, le voile crée de nouveaux incidents. Le 22 octobre 2022, L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne) reçoit Paris Féminin Futsal Club XIII. Le club de l’Haÿ — qui n’a pas souhaité nous répondre — perd par forfait, selon la feuille de match que nous avons pu consulter, car les joueuses du Val-de-Marne « n’ont pas voulu participer à la rencontre ». Le motif officieux, selon nos informations : l’arbitre du match a refusé qu’elles jouent voilées.
Dans ce gymnase géré par le club de l’Haÿ en l’absence de gardien, l’homme en noir a été « énormément mis sous pression » par le club et le public afin que le match se joue, « sans aller jusqu’aux menaces », confirme le président du Paris Féminin Futsal Club XIII, Filipe Rocha Dos Santos qui gagne donc sans jouer. Et comme le motif du forfait n’a pas été précisé, la commission de discipline n’a pas été saisie…
« Soit on écrit en annexe qu’on tolère le voile, soit on continue à interdire fermement »
A la suite de cet incident dans le Val-de-Marne, l’absence de positionnement explicite de la Ligue est alors dénoncé. Par Hugues Defrel, par exemple, le président de la commission d’arbitrage de la Ligue Paris Île-de-France. Lors d’une réunion, il réclame aux hautes instances de clarifier. « Soit on écrit en annexe qu’on tolère le voile, soit on continue à interdire fermement », résume une source bien informée.
« Mais Defrel s’est fait envoyer balader par Sandjak, que la question dérange et qui a refusé d’édicter une consigne claire », souffle une autre source dans l’arbitrage. Ce jour-là, plusieurs personnes quittent la table, jugeant cette position intenable alors que le sujet, selon un arbitre, devient « de plus en plus prégnant ». « Il y a dix ans, peu de filles jouaient voilées, on en voit beaucoup plus à présent », note une source arbitrale.
Le préfet s’en mêle
Les autorités l’ont remarqué en Seine-Saint-Denis. En janvier 2023, le préfet, Jacques Witkowski, découvre qu’une joueuse de la sélection du district 93 a joué voilée. La photo a même été publiée sur le compte Instagram du district.
Or, s’il y a une divergence entre la Fifa et la FFF, la loi, elle, proscrit le voile dans les locaux publics et associations recevant des subventions. Le représentant de l’État en Seine-Saint-Denis s’en est donc mêlé, en réclamant des explications au président du district 93, Ahmed Hadef. Celui-ci lui aurait répondu qu’il « appliquait les règles de la Fifa, qui n’interdisent pas le voile en compétition ». Des compétitions locales donc « pas tenues, selon lui, de suivre le règlement fédéral » rapporte la préfecture dans un courrier envoyé à la FFF, que nous avons récupéré.
De quoi agacer le préfet, furieux de constater la « méconnaissance du règlement de la Fédération par le District 93, et une politique, vraisemblablement, soutenue par la Ligue Île-de-France de football », lâche-t-il dans la missive au vitriol adressée aux instances du football.
« Il apparaissait que les règles de neutralité et notamment l’interdiction de porter des signes religieux dans le sport devaient être clarifiées et réaffirmées », confirme la préfecture de Seine-Saint-Denis.
Contacté, Ahmed Hadef assume sa position : « La règle n’est pas claire, estime le président du District de Seine-Saint-Denis. La Fifa l’autorise, alors pourquoi pas le foot amateur ? Si l’on décide d’interdire le voile dans le foot par une loi, je m’y plierai, mais ça me dérange parce que de nombreuses filles ne viendront plus jouer. En Seine-Saint-Denis, on a beaucoup de filles qui jouent avec le voile. Et je m’en fiche, tant que ça ne crée pas de problème sur le terrain… »
Mais les manquements à la règle se produisent aussi ailleurs en Île-de-France. Très récemment, en mars 2023, aux Mureaux (Yvelines), un arbitre bénévole laisse jouer une footballeuse avec son voile. « S’il s’était s’agit d’un arbitre officiel, il aurait été suspendu », affirme une source proche du dossier. Un rappel au règlement sera envoyé aux deux clubs. En coupe de futsal, l’an dernier, une équipe a joué avec plusieurs femmes voilées au niveau régional. « Arrivées à l’échelon national, elles n’ont pas pu jouer, évidemment… » souffle une source arbitrale.
Selon une source interne à la FFF, c’est à la suite de plusieurs incidents liés au port du voile en match en Île-de-France et au signalement de la préfecture du 93 que la Fédération réaffirme son règlement en la matière par la voix de Philippe Diallo, son nouveau président.
Dans un courrier du 16 mars que nous avons consulté, il met en garde tous les présidents des ligues et districts sur leur interprétation de la laïcité après avoir constaté « plusieurs cas de joueuses » ayant pris part à des « rencontres officielles » avec un « foulard sur la tête ».
Le président du District 93, Ahmed Hadef, regrette un manque de « concertation » : « La FFF impose des règles par communiqué depuis leurs bureaux. On aurait pu faire une table ronde, trouver des solutions, savoir ce que vont devenir ces filles qui ne joueront plus. Mais, non, on préfère faire un 49.3 du football ! »
« On se fait souvent traiter de raciste, d’islamophobe »
« Après, une minorité d’arbitres de la Ligue seulement applique le règlement, regrette l’un d’eux, souvent confronté à la question. Ce n’est pas facile, on est sous pression. On se fait souvent traiter de raciste, d’islamophobe. Le discours passe mieux quand c’est un arbitre maghrébin ».
« On a souvent des remontées d’incidents liés au port du voile, confirme une source arbitrale plus haut placée. Les arbitres ont parfois juste envie de ressortir du stade alors ils laissent faire. Chacun se retrouve seul avec sa peur. C’est un combat entre la Ligue et la FFF. Et au milieu, il y a les arbitres. »
Un arbitre régional se lasse des débats sans fin avec les joueuses. « Certaines me disent : le voile Nike, ça ne craint rien niveau sécurité… mais ce n’est pas le sujet. Sur le terrain, il faut mettre la religion de côté. »
L’application de la règle varie selon les clubs. « Dans deux clubs voisins du Val-d’Oise, on peut voir 9 footballeuses sur 11 jouer voilées dans l’un, tandis que, dans l’autre, il n’y en aura pas une, constate-t-il. Car, à plus haut niveau, ça risque de créer des problèmes vu que c’est formellement interdit. »
« Nous sommes en France, toutes les règles de l’État doivent être respectées en match »
En Seine-et-Marne, certaines joueuses portent encore le voile chaque week-end. « Elles sont plus à l’aise comme ça, et ça ne nous pose pas de problème, balaie Sambou Tati, président du club de Roissy-en-Brie. C’est comme une cagoule, un cache-cou. Les arbitres ne chipotent pas en général. » Dans le Val-de-Marne, c’est parfois à la carte : « L’arbitre demande à l’équipe adverse si cela dérange qu’une joueuse porte le voile, indique cet entraîneur du nord-est du département. Mais pour priver notre club de ses meilleures joueuses, voilées, certains refusent ! »
Des atermoiements avec la loi qui agacent Patrick Karam, vice-président du conseil régional d’Île-de-France en charge des sports. « Nous sommes en France, toutes les règles de l’État doivent être respectées en match, insiste-t-il. Le port du voile est interdit en compétition (dès lors que le club perçoit des subventions publiques ou utilise des structures publiques). Point barre. Certains nous testent et, si nous commençons à reculer, cela va aboutir à un problème. »
Le collectif des « Hijabeuses » a saisi le Conseil d’État pour abroger l’interdiction
En attendant, deux positions s’affrontent. D’un côté le camp des pro-voile, incarné par les « Hijabeuses », ce collectif qui a demandé l’abrogation ou la modification de l’article 1 des statuts de la FFF auprès du Conseil d’État en novembre 2021. Ces militantes s’appuient sur le règlement de la Fifa et avancent aussi que le voile ne crée aucun trouble à l’ordre public. En face, la FFF maintient l’interdiction en vertu des principes républicains. « On est sous tutelle de l’État, il faut le rappeler », insiste un cadre de la FFF.
VIDÉO. Les « Hijabeuses » jouent au foot devant le Sénat contre l’interdiction du port du voile en compétition
La question est toujours à l’instruction au Conseil d’État. Selon nos informations, une date d’audience doit être fixée prochainement. Elle scellera peut-être enfin le débat qui fait rage dans le foot francilien notamment.
En 2022, les sénateurs LR ont voulu voter un amendement interdisant le port du voile lors des compétitions sportives. Une initiative rejetée par l’ex-ministre des Sports, Roxana Maracineanu, estimant que les « contrats d’engagement républicain » signés par les clubs étaient suffisants. « En ne tranchant pas sur le voile, l’État a une responsabilité majeure et met en difficulté le monde du sport » estime Patrick Karam.
2023-06-11 10:00:00
1703692208
#Port #voile #ces #clubs #foot #qui #refusent #les #règles #FFF #tant #ça #crée #pas #problème