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L’irrigation traditionnelle dans les prairies ardennaises : un héritage en péril

L’irrigation traditionnelle dans les prairies ardennaises : un héritage en péril

Face à la sécheresse, les agriculteurs font face à des difficultés liées aux capacités d’irrigation : “On n’a pas les capacités d’irrigation pour ça, des cultures sont en péril”.

Le concept ? À l’entrée de la prairie, là où pénètre le cours d’eau, un long fossé de 600 m (le canal) a été creusé, touchant le ruisseau. Une simple planche à relever permet de libérer l’entrée du canal afin d’y faire rentrer l’eau de la rivière. Le cours d’eau est aussi pourvu d’une sorte de barrage ou vanne dotée d’une manivelle, qui peut être abaissée plus ou moins haut, afin de choisir la quantité d’eau qui sera conservée dans la rivière. Le canal d’une cinquantaine de centimètres de large dispose, lui, d’une série de barrages – en fait de simple planche de métal que l’on peut lever et abaisser – permettant à l’eau de déborder par secteur et donc de recouvrir le sol devant lui. L’excès d’eau retourne, lui, dans le ruisseau. Le tout fonctionne par gravité, la prairie étant en légère pente. Pas besoin donc d’énergie extérieure…

Le pré aux Tambales à Cierreux dispose du seul système d’irrigation traditionnelle en activité en Région wallonne. ©cameriere ennio

La seule façon d’avoir du fourrage lors des hivers rudes

Il y a encore dix ans, seul subsistait le fossé, où avaient repoussé les arbres. Le champ lui était clôturé et accueillait du bétail. Jusqu’à ce que Pierre Luxen, fin connaisseur de l’irrigation traditionnelle, et Henri d’Otreppe, propriétaire de la prairie, se rencontrent lors de Journées du Patrimoine, décident de recréer le lieu tel qu’il se présentait au XIXe siècle et de restaurer le canal d’abissage. “En Ardenne, ce type d’irrigation se faisait depuis le Moyen-Age. C’était une façon de produire des fourrages, pour pouvoir garder des animaux l’hiver explique Pierre Luxen. Les hivers étant rudes, il fallait du fourrage et les seuls endroits où on pouvait en produire, c’était dans les prairies, en les irriguant. On amenait donc de l’eau fin de l’hiver ou au printemps. Au printemps, on connaît ici souvent des bises (des vents du Nord et de l’Est, en wallon les “hales di mas”). C’est lors de ces périodes froides et sèches que l’eau était amenée. L’eau de source est à 5-6 degrés : même s’il gelait la nuit ou s’il y avait un peu de neige, on irriguait et cela réchauffait le sol. La végétation commençait donc à pousser beaucoup plus tôt. On arrivait ainsi à avoir des bons fourrages sans mettre d’engrais. Seules les alluvions apportées par l’eau fertilisaient le sol. Mais cette tradition s’est perdue après la Première Guerre mondiale, avec l’intensification de l’agriculture. Il fallait de parcelles plus grandes. En outre, la plupart de ces parcelles étant en pente, tout devait se faire à la main et non avec des machines. La plupart de ces versants qui étaient fauchés ont donc été boisés par l’épicéa. En ce qui concerne les fonds humides, on ne savait pas y utiliser les machines, et les terrains ont été abandonnés.”

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Restauration de la biodiversité

Sur son terrain, la famille d’Otreppe aurait pu se contenter de voir “pousser des sapins de Noël”, plaisante Henri d’Otreppe, mais, pour elle, faire revivre cette activité, “c’est une façon de mettre en valeur une technique ancienne ainsi qu’un patrimoine naturel” se réjouit son fils Joachim, ingénieur agronome. Certaines espèces herbagères vont par exemple être favorisées par rapport à d’autres.

reportage planète sur l'irrigation naturelle des prairies ardennaises une reconnaissance par l'Unesco
L’agriculteur Bernard Thomas dans la prairie de fauche qu’il exploite à Cierreux grâce à l’irrigation traditionnelle. ©cameriere ennio

De nos jours, l’avantage premier de l’irrigation traditionnelle est en effet le redéveloppement de la biodiversité, selon Pierre Luxen : “Regardez, il y a ici du plantain lancéolé s’exclame-t-il, en indiquant quelques timides feuilles au ras du sol, juste à côté du canal. C’est un indicateur, s’il commence à apparaître, c’est que tout doucement le phosphore s’en va… Si vous voulez simplifier le sol, vous l’enrichissez, vous y mettez des engrais, surtout du phosphore. En revanche, plus le sol est pauvre, plus il y a de biodiversité. C’est pour cela qu’ici, on ne met plus de bétail, qui enrichissait le sol avec la bouse et l’urine. On fait seulement de la fauche, deux fois par an : lorsque vous fauchez, vous exportez les minéraux présents dans le fourrage et vous appauvrissez le sol. Ici, il faudra peut-être encore 5 ou 10 ans pour retrouver la flore initiale, mais elle est déjà beaucoup plus diversifiée. Centaurée, lotier corniculé, amourette, primevère officinale, colchique d’automne… Tout est déjà là, mais pas encore en grande quantité. Sur le sol inondé, on voit aussi les vers de terre grouiller : quand on amène de l’eau pour l’irrigation, les vers de terre sortent. C’est pour cela qu’on peut observer ici la cigogne noire ou encore la bécasse : elles viennent se servir !” s’amuse Pierre Luxen.

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Engrais interdit

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L’irrigation traditionnelle favorise le développement de la biodiversité, explique Pierre Luxen, ingénieur agronome maître d’oeuvre du projet de restauration du canal d’abissage. ©cameriere ennio

Pour préserver cette biodiversité, l’agriculteur exploitant, Bernard Thomas, ne peut ajouter d’engrais, mis à part un peu d’organique tous les cinq ans. Le rendement en termes de récolte de fourrage est aussi plus faible mais le fermier est compensé financièrement dans le cadre de mesures agrienvironnementales. “Ce qui m’intéressait surtout, c’était de réessayer cette ancienne technique, confie Bernard Thomas. En outre, on ramasse certes nettement moins mais il y a toutes sortes de fleurs qui peuvent servir comme vermifuges naturels pour les veaux. On ne trouve pas ces plantes dans les autres prairies, en agriculture intensive. Ici, la flore est naturelle… Par ailleurs, si on a un mois de mars plus sec, on verra que cela a été irrigué : c’est beaucoup plus vert… La technique est donc efficace pour un printemps sec, par contre en cas de sécheresse estivale, cela n’est plus le cas. Si en été, il y avait de l’eau dans le ruisseau, on ferait de l’irrigation, ce serait magnifique ! Mais le ruisseau, en été, est complètement à sec…”

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En effet, la source en amont se trouve non seulement environnée par les résineux, qui pompent l’eau mais elle sert aussi à l’exploitation d’eau potable pour les communes environnantes… La prairie de Cierreux n’a d’ailleurs l’autorisation de la Province que de dévier un tiers du ruisseau lorsqu’il est à l’étiage. Si le ruisseau est sous ce niveau minimal, l’irrigation sera interdite.

Sécheresses et inondations

reportage planète sur l'irrigation naturelle des prairies ardennaises une reconnaissance par l'Unesco
Le pré aux Tambales. ©cameriere ennio

“L’irrigation traditionnelle permet aussi d’alimenter les nappes phréatiques ajoute Joachim d’Otreppe, ingénieur agronome et fils du propriétaire. Elle maintient l’eau sur place et favorise l’infiltration. On enlève l’eau du cours d’eau pendant un moment, on la fait partir dans les canaux qui vont la faire repasser sur le sol. Elle a donc plus de temps pour s’y infiltrer.” “C’est une éponge en plus pour capter de l’eau quand on en a trop et pour recharger les nappes, insiste Bernard Thomas. Et l’irrigation naturelle a permis de récupérer cette prairie humide. Au printemps, cela redevient une prairie humide comme on avait dans le temps…”

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