Nouvelles Du Monde

Les femmes surréalistes : entre invisibilisation et réhabilitation

Les femmes surréalistes : entre invisibilisation et réhabilitation

1924. André Breton publie son célèbre Manifeste du surréalismequi intronise en France ce mouvement artistique révolutionnaire. Il s’agit de transcender la réalité à travers un “automatisme psychique pur”. À quelques centaines de kilomètres de là, en Belgique, autre patrie du surréalisme, le poète Paul Nougé et deux amis fondent une revue, Correspondancepour y publier 26 tracts surréalistes. De ce même côté de la frontière, Magritte illustrera bientôt l’absurdité du monde à travers ses toiles. Mais quid des femmes ? Leur importante contribution à ce mouvement a été longtemps invisibilisée. À l’aune de l’exposition “ Histoire de ne pas rire. Le Surréalisme en Belgique“, visible au musée Bozar à Bruxelles jusqu’au 16 juin, nous vous proposons une incursion dans le surréalisme au féminin, à la si tardive réhabilitation.

LES OEUVRES QUI ONT CHANGE LE MONDE

59 minutes

Où est la femme “cachée dans la forêt” ?

L’œuvre est éloquente. Elle est intitulée Portrait des surréalistes et date de 1929. On y voit seize photomatons d’hommes aux yeux fermés : Aragon, Breton, Éluard, Magritte, Paul Nougé, Max Ernst, ou encore Dali. Au centre, une femme nue est représentée avec ce commentaire : “Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt“.

Qui aujourd’hui est capable de citer le nom d’une surréaliste cachée derrière ceux de ces géants ? À part les spécialistes ou les initiés ? Pourtant, les femmes ont pris part à ce mouvement en France et en Belgique, jusqu’aux États-Unis et au Mexique, en passant par les pays de l’Est. Mais elles se sont illustrées plus tardivement, et avaient une position ambivalente, comme l’explique la conservatrice Anne Geeraerts, commissaire adjointe de l’exposition au musée Bozar de Bruxelles : “On est juste après la Guerre mondiale, les femmes commencent à travailler et à s’émanciper, et les surréalistes soutiennent cela. Mais en même temps, ils trouvent beaucoup de leur inspiration dans la littérature du XIXᵉ siècle, chez Mallarmé, Baudelaire ou Edgar Allan Poe… qui avaient une vision des femmes plutôt idéalisée et très éphémère. C’était très difficile de lier ces deux visions : celle, réaliste, des femmes dans un monde en train de changer d’un côté, et de l’autre, comme dans ‘L’amour fou’ d’André Breton, cette vision d’une femme sans réelle identité, qui est une sorte de fantasme.”

Lire aussi  Parlez à NPR de l'impact de la pandémie sur vos années de lycée

Docteur en langue et littérature française, spécialiste de Cocteau, Eléonore Antzenberger, qui s’est intéressée aux femmes surréalistes, enfonce le clou. Pour elle, la dépréciation de ces dernières n’est pas une nouveauté : “J’en réfère à Dada car le surréalisme est dans sa filiation directe : on ne se souvient pas d’Emmy Hennings, la compagne d’Hugo Ball ; elle est morte dans l’oubli. Même chose pour Sophie Taeuber. Je pense que toutes ces femmes ont souffert à la fois dans leur vie de femme et dans leur vie d’artiste. Kay Sage, la compagne d’Yves Tanguy, disait qu’il ne regardait jamais les toiles qu’elle peignait, alors qu’en contrepartie elle s’intéressait à son travail. Breton a dit ‘Dans le surréalisme, la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse, celle qui subsiste après avoir été tenue.’ Aimée, il ne nous appartient pas d’en juger. Célébrée, sans aucun doute, mais à condition qu’elle reste à sa place, comme un objet, comme un corps !

A l’aune de ce mouvement, une émancipation malgré tout

Mais les femmes artistes ne se laissent pas cantonner à ce rôle de muses muettes. Elles cultivent leur indépendance loin des cercles masculins, tout en émancipant leurs palettes. À l’aune de ce mouvement, Jane Graverol, par exemple, qui affirme qu’elle n’était pas une peintre surréaliste mais une surréaliste qui peint, s’affranchit du genre de l’art floral dans les années 1940, et le détourne même, pour faire passer des messages féministes. Tout comme Rachel Baes qui s’empare aussi du sujet des inégalités salariales. Xavier Canonne est commissaire de l’exposition à Bozar :

Lire aussi  Kate Middleton a-t-elle personnalisé les bijoux de la défunte reine ?

On ne va plus retrouver ce genre de peinture décorative. La peinture de Rachel Baes est une peinture assez violente. Elle peignait au couteau avec des couleurs très contrastées. On sent sa rage de peindre ! Quant à la femme souvent représentée dans les tableaux de Jane Graverol, c’est aussi, une femme qui se libère, qui considère sa condition. Les deux auraient pu mener des carrières de peintres mondaines. Rachel Baes se vendait très très bien avant la guerre. Après ça [après qu’elle se soit accomplie dans sa nouvelle esthétique, NDR] c’était plus difficile à vendre et même compliqué. C’est tout à leur honneur d’avoir coupé avec cette façon de peindre qui était sans doute plus séductrice et plus genrée. »

Rachel Baes, La leçon de philosophie, 1963
Rachel Baes, La leçon de philosophie, 1963

– Collection privée © Sabam Belgique 2024

Dans l’ombre du tout-puissant André Breton

En France, la rigueur de la théorisation et le fait que tout gravite autour de la figure d’André Breton ne favorise pas la visibilité des femmes. D’ailleurs, à quelques exceptions près, comme le couple de photographes et autrices Claude Cahun et Suzanne Malherbe, la France a surtout retenu le nom d’artistes ayant partagé à un moment la vie de Breton ; Léona Delcourt, qui n’est autre que la fameuse Nadja dont peu connaissent le vrai nom, Jacqueline Lamba, ou encore Valentine Hugo. Malgré un mariage et des années de compagnonnage, Breton ne citera même pas Jacqueline Lamba dans son ouvrage Le Surréalisme et la peinture (1928).

Lire aussi  araignée-araignée – VII

Xavier Canonne explique que le mouvement surréaliste belge pratiquait moins les “exclusions”. Sans compter que si Magritte prenait beaucoup de place, le poète Paul Nougé, figure fondatrice du mouvement, tenait à rester dans l’ombre :

Il n’y a pas de manifeste du surréalisme en Belgique, par exemple. L’absence de théorisation effective du surréalisme en Belgique permettait sans doute beaucoup plus d’entrées, moins d’examens de passage auprès du grand chef. Donc j’aurais tendance à aller dans le sens de dire que c’était peut être plus naturel et plus simple. Au fond, la Belgique est à un carrefour. Si on considère par exemple l’abstraction, mouvement qui n’a rien à voir avec le surréalisme : la Belgique a été très, très puissante dans les mouvements abstraits dès les années 1920, grâce à la proximité de la Hollande, de de Staël et autres. On est aussi traversé par un courant expressionniste très important qui vient d’Allemagne. Cette porosité entre les frontières est assez constante et j’observe, qu’il y a de façon permanente, une espèce de réadaptation au filtre belge. C’est très visible dans le surréalisme, dans cette façon d’être sans doute beaucoup plus libre et plus détaché que ce qu’on a pu voir à Paris.”

Quant aux préoccupations des surréalistes françaises, selon Eléonore Antzenberger, elles sont davantage tournées vers une recherche, une revendication de leur identité en deçà des genres : “Je pense qu’elles travaillaient plutôt sur l’androgynat, sur la métamorphose, l’hybridation. Dans les œuvres de Leonor Fini par exemple, on trouve beaucoup de personnages représentés comme des femmes-animaux, ou des créatures mi hommes-mi femmes. D’autant plus que ce thème est mis en relation avec la nature. C’est intéressant parce que pour les surréalistes, la femme est par excellence l’emblème de la nature, une sorte de clé magique de lien avec une sorte d’occultisme relié à la nature.

Facebook
Twitter
LinkedIn
Pinterest

Leave a Comment

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

ADVERTISEMENT