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Fredric Jameson, À propos de Godard — Sidecar

Fredric Jameson, À propos de Godard — Sidecar

Après des décennies au cours desquelles des titres indéchiffrables signés Godard ont surgi aussi régulièrement qu’une horloge dans les festivals de cinéma, tandis que l’image de leur créateur s’est dégradée de rebelle à vieux sale, sinon sage obsédé par la technologie, il est époustouflant, en feuilletant les filmographies, de se souvenir combien ces films comptaient pour nous comme des événements alors que nous attendions chaque nouveau et inattendu dans les années 1960, avec quelle intensité nous avons scruté les engagements politiques du groupe Dziga Vertov, avec quelle curiosité sincèrement engagée nous nous sommes demandé quelle était la fin de la période politique apporterait, et plus tard ce que nous devions faire des œuvres finales de la période « humaniste », d’où elles venaient, et si elles signifiaient une chute ou un véritable renouveau.

Tout au long de tout cela, nous étions amusés ou provoqués par les « pensées » ou les paradoxes de plus en plus ignobles qui appelaient à la méditation ou inspiraient un léger mépris, tempéré par le rappel constant que la visualité, si elle pense, le fait d’une manière pas nécessairement accessible aux autres. de nous; tandis que ses films continuaient à « penser » en images chiasmatiques : Belmondo imitant Bogart, Piccoli invitant Bardot à utiliser l’eau de son bain (« Je ne suis pas sale »), les conquérants du monde exhibant leurs cartes postales illustrées, la Révolution culturelle de Mao prenant la forme de la plus une musique contagieuse, le monde qui se termine dans un embouteillage, un personnage qui avale du doigt un yaourt dans la salle de bain, deux éboueurs africains récitant Lénine, nos stars de cinéma préférées déconcertées par leurs nouveaux rôles, une série interpolée d’entretiens-interrogatoires où dix -ans sont interrogés sur la lutte des classes, et les mannequins qui aiment s’amuser, sur les dernières décisions de la CGT, ‘la musique, c’est mon Antigone !’ – le récit se détériore régulièrement pour finir en 3D ou en images aussi épaisses que des papillons devant le visage.

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Tout cela cheminant alors inexorablement vers l’impertinence finale, d’une voix indubitable désormais indissociable de son idée de pédagogie : à savoir que l’Histoire est (ni plus, ni moins) l’histoire du cinéma. Eh bien pourquoi pas? Si tout est narratif, toujours médiatisé par telle ou telle image sur l’affiche, comme dans les découpages de bataille de la séquence infernale de Notre Musique (2004), les images elles-mêmes doivent se battre, comme des gens se pourchassant, criant et sautant dans des voitures – avec leurs styles historiques distinctifs – silencieux ou sonores, noir et blanc ou technicolor ; c’est peut-être d’ailleurs tout ce qu’il connaît de l’Histoire, ce qu’il appelle le cinéma.

Et à côté de l’histoire du cinéma, il y a l’histoire d’un film, d’où vient-elle ? Des images elles-mêmes, telles qu’il les extrait du plus sublime de ses derniers films, La passion (1982), se déployant dans la lignée encore plus sublime de Scénario que vous filmez “Passion» (1982), où, de la page blanche mallarméenne (ou plage, ou grève) apparaît une jeune femme qui tente de déclencher une grève (grève). Dans ce cas, il faut suivre l’usine qu’elle attaque, avec son propriétaire, puis sa femme, puis l’hôtel qu’elle dirige. Et enfin un invité mystère venu de l’au-delà du film, essayant lui-même de faire un film avec une narration, lui-même rongé par les images, les grandes peintures du monde, tableaux vivants des plus grands tableaux du monde, reconstitutions en miniature de leur architecture – Jérusalem que traversent les croisés poussés par l’inexorable concerto pour piano de Dvorak, tandis que le producteur potentiel du film est harcelé par des banquiers et des usuriers récalcitrants. Le réalisateur étranger en herbe est aussi handicapé que les autres personnages (bégaiement, toux), il ne peut rendre l’amour à aucune des femmes, il ne peut transformer ces images en scénarios narratifs, il finit par abandonner et rentre chez lui dans l’Histoire elle-même ( Pologne et Solidarność). Le film devient alors une allégorie de la nouvelle Europe et de son « peu de réalité » : de grands acteurs représentent la France, l’Allemagne, la Hongrie, la Pologne (les grandes traditions) avec un réalisateur vraisemblablement suisse ; des thèmes fondamentaux comme l’amour et le travail ne peuvent jamais être représentés ; les grands tableaux sont aussi muets que Les voix du silence Belmondo lit dans la baignoire ; mais Godard a son scénario, il peut maintenant commencer à tourner son film de fiction.

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Scénario maintenant rembobine la bande, refait le tout à l’envers, décomposant la fiction en ses éléments constitutifs, s’attardant sur les images, les superposant, revenant aux origines, identifiant ses origines. Alors maintenant : deux films sur la même chose, deux films partageant le même corps = Cinéma. Le cinéma, scène miroir du film.

Le cinéma c’est le visuel, les sons, les mots (avec des aperçus d’argent), c’est la vie elle-même ou le vivre comme tel, tout est cinéma. Peut-être que les derniers films essaient de redescendre de l’autre côté, commencent par le récit, le scénario, puis le déchirent, avec une allégresse rauque, nous livrent les morceaux en joyeuse collision, ponctués de coups de feu bruts, de films muets avec du son, l’histoire se poursuit en arrière.

Il a vécu, mangé, respiré, dormi des films. Était-il le plus grand cinéaste de tous les temps ? Une question de jeu de société. Ce qu’il était, s’il en était, c’était le cinéma lui-même, le cinéma retrouvé au moment de sa disparition. Si le cinéma est vraiment en train de mourir, alors il est mort avec lui ; ou mieux encore, il est mort avec lui.

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