2024-06-12 19:55:58
P. pont entre l’Ouest et l’Est. Entre cultures, dynasties, religions, langues, coutumes. Si les Pouilles représentent tout cela, il existe un lieu qui l’exprime véritablement. Un lieu et un monument où domine le syncrétisme et où la forme – belle – est substance. Nous parlons de Castel del Monte, le palais médiéval de Frédéric II de Souabe, souverain du Saint Empire romain germanique si charismatique et ingénieux qu’on l’appelle “Stupor Mundi”.
Le colosse Castel del Monte en dit long sur la sagesse, la culture, l’expérience et la magnificence du fils d’Henri VI de Souabe et de Constance d’Altavilla, à commencer par son humanisme.
Perchée sur une colline des Murge, isolée, belvédère sur les environs, épiphanie inattendue (comme la forteresse Bastiani dans Le Désert des Tartares), elle est un mélange d’architecture romane et gothique, arabe et classique. Il reflète le monde connu au milieu du XIIIe siècle : l’Europe du Nord (Hohenstaufen Souabe) et le Proche-Orient, destination des Croisades ; La France et la Sicile, les Normands, les Latins, les Arabes, les Chrétiens et les Musulmans. Perspicace et charismatique (il est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et était représenté sur la pièce d’un centime d’euro) et en même temps plein de mystères.
Il doit aussi son charme à cette ambiguïté (c’est le trentième site italien le plus visité). Une série de questions qui partent de son année de construction et de son architecte. Un seul document contemporain, daté du 29 janvier 1240, en fait mention : lorsque Frédéric II ordonne l’achat de chaux, de pierres et de matériaux de construction nécessaires à la construction d’un manoir sur l’emplacement de l’abbaye détruite de Santa Maria del Monte. L’empereur utilise le mot « actrtum » et de nombreux exégètes l’ont débattu : il peut désigner aussi bien les fondations que la dalle de la toiture, ou encore évoquer le début des travaux ou leur conclusion.
La balance penche en faveur de cette dernière hypothèse, d’autant plus que seulement dix ans plus tard – le 13 décembre 1250 – dans la région de Foggia à Torremaggiore, Stupor Mundi, cinquante-six ans, ferma les yeux pour toujours. Il lui aurait fallu parcourir deux cents kilomètres à cheval pour atteindre le manoir où, un an plus tôt, sa fille naturelle, Violanta, avait été mariée par Riccardo, comte de Caserta. Une construction à son image, au point que c’est probablement lui qui l’a conçue. Manoir de chasse ou forteresse militaire ; temple du savoir pour se consacrer, en retraite, à des disciplines chères – mathématiques, géométrie, astronomie ; même, beaucoup s’aventurent, des hammams, en souvenir de ceux connus en Orient, ce qui expliquerait la présence de tant de citernes, canalisations, salles de bains, parmi les plus anciennes de l’histoire de l’architecture.
Surtout, la forme du colosse est intrigante. Tout d’abord, l’anniversaire du chiffre 8. Le plan général est octogonal, il en va de même pour les huit tours, une à chaque angle, et il en va de même pour la cour intérieure. D’en haut, cela ressemble à une couronne, les nombreux entourés du souverain, roi de Sicile, des Romains, du Saint Empire romain germanique, de Jérusalem conquise sans coup férir lors de la Sixième Croisade. Mais l’octogone suggère aussi autre chose : c’est une forme intermédiaire entre le carré (la Terre) et le cercle (le Ciel), il fait donc allusion au passage de l’un à l’autre ; dômes octogonaux de la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle, où il fut couronné empereur en 1215, et du Rocher de Jérusalem. Sans compter que le 8, placé horizontalement, est symbole de l’infini.
Une obsession en tout cas. Le 8 avril et le 8 octobre (à l’époque du huitième mois de l’année), un rayon de soleil entre par une fenêtre du côté sud-est et par une autre, intérieure, illumine un bas-relief situé dans la cour. Et huit feuilles d’acanthe dans les chapiteaux des colonnes qui embellissent les pièces intérieures. Les mesures constructives semblent, à bien d’autres égards, être un livre d’allusions. Cinq cheminées et cinq citernes sont reliées, et la page de l’Évangile de Luc me vient à l’esprit : “…aujourd’hui je vous baptise d’eau mais le jour viendra où je vous baptiserai de feu…”. Les deux lions de pierre du portail d’entrée, l’un face à l’autre, regardent les points de l’horizon où le soleil se lève aux solstices d’hiver et d’été. Et si l’étage supérieur des deux étages possède une fenêtre à meneaux au centre de chaque côté, un seul possède une fenêtre à trois lancettes, et c’est celle qui fait face à Andria, le centre principal du territoire.
C’est pourquoi le neveu souabe-sicilien de Federico Barberousse, excommunié à deux reprises par le Pape parce qu’il voulait limiter son pouvoir temporel, nous parle à Castel del Monte. Et qui sait si l’enchevêtrement des signes, l’attrait ésotérique n’ont pas attiré l’attention obscure d’Himmler, le chef des SS. Parce que le nazisme s’est nourri de mythes et de rituels pour accréditer scientifiquement et historiquement la suprématie de la race aryenne. Le château de Wewelburg, en Rhénanie-Westphalie, est jonché de symboles, forteresse au sommet d’une colline construite en l’an 1000 et que les loyalistes d’Hitler ont restaurée pour y installer l’Ahnenerbe, l’école idéologique des officiers SS, en 1933.
Taquiné, tout d’abord, par la forme d’un triangle aigu, chacun avec une tour, semblable à une lance, comme celle avec laquelle Longin perça le côté de Jésus. Le nombre 12 apparaît ici (les chevaliers de la Table Ronde, le). Apôtres, mois de l’année, signes du zodiaque). Et les archéologues nazis, à la recherche du patrimoine ancestral, ont effectué des expéditions dans le monde entier, jusqu’au Tibet, pour trouver des découvertes confirmant la présence originelle des Aryens. En Italie avec des escales au Val Camonica, croyant trouver des graffitis de runes nordiques, en Calabre pour retracer la tombe d’Alaric, en Sardaigne, à Capri et dans de nombreuses autres escales restées secrètes.
Mais l’enchevêtrement des légendes n’obscurcit pas l’émotion ressentie en regardant Castel del Monte. A l’extérieur, élégant dans l’utilisation des matériaux. Le beige du calcaire, qui vire au rose au lever ou au coucher du soleil, la brèche de corail qui ajoute une note rougeâtre, le marbre veiné oriental qui abondant surtout à l’intérieur, et qui fut volé (sculptures, meubles, décorations) à partir du XVIIIe siècle, après l’abandon par les comtes de Ruvo et l’installation temporaire de bergers, brigands et réfugiés politiques. Dans les tours, les escaliers à vis défient la montée, observant le paysage, tantôt aride, tantôt cultivé d’arbres bas, à travers des fenêtres à meneaux et des fentes. Dans la grâce du portail d’entrée, qui mélange les formes classiques avec l’arc brisé gothique. Dans la cour intérieure, fermée sur huit côtés, où elle semble se trouver dans un puits (également symbole de connaissance au Moyen Âge) et d’où descend le ciel bleu comme d’un oculus, beaucoup plus grand mais aussi suggestif que celui , à Rome, du Panthéon.
De telles formes absolues et polysémantiques peuvent facilement se combiner avec la contemporanéité. Et d’ailleurs Castel del Monte a aussi été le podium d’un défilé de mode, celui de la collection Gucci 2022-2023. Le choix est venu d’Alessandro Michele, en dernière année de travail pour la maison de couture florentine. Il s’est inspiré des cosmogonies, de l’inspiration philosophique, des géométries divines qui intriguaient le chevalier médiéval à la couronne. Ensemble, le designer s’est appuyé sur Walter Benjamin et Hannah Arendt, tous deux fuyant la France occupée par les nazis : « Benjamin est un collectionneur de citations », dit-il en pensant à l’encyclopédique Frédéric II. En hommage à qui il a créé des vêtements agrémentés de constellations brodées, de coupes géométriques, d’incrustations et de rayures.
Les mille univers de Stupor Mundi continuent de passionner. A sa mort, son fils Manfred, futur roi de Sicile, écrit à son frère Conrad IV : « Le soleil du monde s’est endormi, celui qui brillait sur les peuples, le soleil des justes, l’asile de la paix ». Castel del Monte dort allongé comme un géant sur la colline, le soleil façonne sa forme d’heure en heure, de saison en saison. Ainsi les anciens murs vibrent de vie.
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