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Vajont, chroniques du cauchemar – Corriere.it

Vajont, chroniques du cauchemar – Corriere.it

2023-09-27 23:22:06

De GIAN ANTONIO STELLA

60 ans après la tragédie, La Nave di Teseo présente « Stramalora », un livre de Gian Antonio Cibotto qui raconte l’inondation, au milieu de la boue, des décombres et des cadavres. Nous publions ici la préface de Gian Antonio Stella

«Viens ici, ils apportent maintenant des bouteilles de raboso trentenaire. Entre autres choses, tu dois encore nous parler de Vajont, où je sais que tu étais en vacances.” Vacances! Gian Antonio Cibotto n’aurait jamais pardonné au comte anonyme cette plaisanterie indécente, tombé comme ça, avec une nonchalance acideparmi les invités distraits le jour de la chasse au lièvre, intéressés par tout sauf par toute allusion à quelque chose de sérieux.


Pour lui, dans le bavardage de ces heures de banalités rurales, le souvenir de ces jours très durs à Longarone brûlait comme le sel sur la plaie : «Le regard se perd dans le désarroi sur un paysage lunaire, où toute trace de l’homme a été effacée. Le long de la bande qui délimite le périmètre à l’intérieur duquel les eaux du barrage se sont précipitées, mêlés à la boue, aux pierres, aux débris, aux décombres, aux briques des maisons en ruine et aux biens ménagers détruits, des dizaines de cadavres émergent. Encore plus de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants que de carcasses d’animaux. Tous nus, sans un fil de vêtement ni un lambeau de chemise, presque comme pour signifier qu’on ne peut rien apporter dans l’autre monde. A côté de la nudité, ressort la blancheur de la peau, qui rappelle vaguement l’albâtre des cathédrales antiques. Ils ont tous des blessures à la tête, aux bras et aux jambes, signe qu’avant d’être abandonnés par le courant du lit de la rivière ou parmi les rochers du rivage, ils sont entrés en collision avec un obstacle…”.


Et cette blessure a continué à brûler pendant des années. Un contraste douloureux avec la vie quotidienne. D’où la vie quotidienne de travailler à la « Giornale d’Italia » de Rome, fréquentant les cercles qui gravitaient autour de la Foire Littéraire du poète Vincenzo Cardarelli et du dramaturge Diego Fabbri, la vocation à la critique théâtrale et au journalisme culturel que le jeune Polonais avait choisi contrairement aux espoirs de son père Carlo, député démocrate-chrétien, qui aurait voulu qu’il soit avocat et n’aurait jamais imaginé comment son fils irait jusqu’à écrire un livre d’ironie moqueuse comme La queue du curé que tant de troubles électoraux lui auraient attiré… D’où les images restées gravées dans sa tête de l’immense tragédie des vallées de Belluno où il avait été jeté à contrecœur, en octobre 1963, par le rédacteur en chef du journal : « « Écoute, poète des eaux, commence-t-il en plaisantant, il a dû y avoir un désastre là où tu es. Il semble qu’un barrage ait sauté et qu’il y ait des milliers de morts. » Ce rédacteur en chef savait bien que Gian Antonio Cibotto avait fait de son mieux quelques années plus tôt, pratiquement à ses débuts, en écrivant des pages formidables sur la crue du Polesine de novembre 1951.. Pages ensuite rassemblées en pages précieuses Chroniques du délugesalué dans le « Corriere della Sera » par le légendaire Eugenio Montale : « Un livre petit mais intense, sans rhétorique ».

Claqué sur cette nouvelle frontière de montagne d’eau tueuse, à laquelle Alberto D’Amico correspondrait dans la chanson De l’eau à la catastrophe du delta du Pô (« C’est la note que le Seigneur / a eu un battement de cœur / la montagne Toc s’est effondrée », / le lac dans le ciel a recommencé »), Gian Antonio Cibotto n’a pas déçu. Mais il a tant souffert du nouveau traumatisme, racontant « des camions chargés de cercueils construits pour accueillir des enfants » et des tentatives douloureuses de s’approprier des morceaux de corps pour les enterrer dans la boue informe (« Les gens leur ont arraché la tête, un bras, un pied, les cachant de peur qu’on les lui arrache. Ils ont tous crié c’est à moi, prétendant avoir reconnu un détail, une pancarte, une chaîne, alors que dans ces conditions il était impossible de distinguer quoi que ce soit…”), d’invectives colériques envers les responsables de la catastrophe et en même temps de revendications techno-bureaucratiques hébétées pour ne pas appeler le glissement de terrain du terme “glissement de terrain” mais ” transfert en montagne”, ce qu’il n’a finalement pas fait, il avait hâte de partir. Loin de Longarone, de la boue, de la puanteur de la mort, de la douleur. Rue.

Pendant près de vingt ans, ces chroniques du Vajont sont restées là, oubliées. Enterré sous la boue et les dossiers judiciaires. Supprimé. Mais gravé dans la mémoire de Cibotto comme la lueur d’un collier aperçu un jour sur les bandes sablonneuses « où les crues d’automne ont projeté une forêt de troncs d’arbres et de branches lissés par le courant » : «En traversant un ruisseau étouffé par la mousse, rongé par les fourmis qui vont et viennent dans un entrecroisement frénétique, au-dessus d’une couche de limon, je vois le bras d’un enfant tenant un ballon…” Juste un cauchemar nocturne ? Eh bien… Le fait est que près de deux décennies après la catastrophe, en 1982, l’année avant qu’elle ne soit finalement révélée. Sur une peau vivante par Tina Merlin sur les énormes responsabilités de ceux qui avaient d’abord ignoré les risques puis dissimulé les erreurs, les omissions, les complicités qui avaient rendu encore plus insupportable le bilan du cataclysme « naturel », ces rapports ont finalement été repris par le écrivain de Polesine dans le livre Stramalora, publié par Marsile. Salué dans le « Corriere » par un hommage de Carlo Bo comme « des pages nées de l’actualité et animées par le travail d’un journaliste qui après vingt ans n’ont rien perdu de leur vigueur et ont conservé la grâce de la restitution poétique. En effet le chroniqueur Cibotto laisse à un moment donné la place au narrateur pur et instaure ainsi un système de vases communicants très curieux et nouveau à bien des égards. En quelques lignes en marge, extraites de cette réédition de La Nef de Thésée qui paraît à l’occasion des soixante ans de la catastrophe et du jour de la mémoire collective Wyont
créé par Marco Paolini dans plus d’une centaine de théâtres italiens, Cibotto explique lui-même vouloir se distancier de toute prétention à la « vérité » scientifique, politique ou judiciaire : « Vajont était une invention des journaux. Donc « aller à la recherche » dans ces pages d’imagination libre d’une réalité crue ne sert à rien. Ne vous laissez pas tromper par les noms de lieux et de personnages : ils sont purement occasionnels. Des coïncidences liées au caractère bizarre du destin qui fait parfois prendre le récit d’un mauvais rêve pour un témoignage.”

Un mauvais rêve raconté pour donner libre cours à un sentiment de culpabilité qui manquait depuis des années dans une bonne partie de l’Italie qui avait vu cette apocalypse dans les montagnes avec près de deux mille morts comme quelque chose de très, très lointain… Destiné à finir, entre un brut et une amande salée, dans les souvenirs de salon: « Déjeuner à Giocondo !! (…) Le soir après le désastre, nous sommes allés avec Mario Pannunzio et d’autres amis chez Giocondo Protti, qui avait acheté cent mille lires de truffes. Nous venions de nous attabler lorsqu’il reçut un appel téléphonique de sa femme lui annonçant la disparition de sa maison ancestrale, submergée par la vague du lac. Alors que nous restions les fourchettes en l’air, incertains de l’attitude à prendre, Giocondo, affolé de douleur et ne sachant que dire, s’est mis à crier : « Grattez la truffe » !

27 septembre 2023 (modifié le 27 septembre 2023 | 22h21)



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