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Juste un saut de Stonehenge à Star Trek

Juste un saut de Stonehenge à Star Trek

OChaque fois que nous recherchons une image du solide, permanent, irréfutable, nous aboutissons presque inévitablement sur le roc et la pierre. C’est l’étoffe de la loi et de la mémoire, de la gloire et de la finalité. Cependant, en raison de leur dureté et de leur tolérance, les pierres sont également considérées comme ternes et paresseuses : une matière morte qui attend de façonner les mains.

Cela n’a pas toujours été le cas. Dans les chroniques médiévales, les romans de chevalerie et les lapidaires, que le médiéviste américain Jeffrey Jerome Cohen diffuse devant ses lecteurs avec beaucoup de savoir-faire et d’enthousiasme, les pierres fourmillent d’une multitude de pouvoirs magiques et thérapeutiques : elles guérissent les abcès, protègent contre la sorcellerie et les mauvais esprits, rendent éloquent, hâter l’accouchement, tester la fidélité ou la virginité. Certains spécimens précieux seraient venus du paradis, d’autres auraient été arrachés à l’estomac des bêtes sauvages. Le philosophe Albertus Magnus a même hésité à nier toute vie aux formes minérales qu’il avait vues dans les carrières.

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L’envie d’enfin arriver aux choses elles-mêmes

Cohen décrit son livre comme une “expérience de pensée”. Dans l’esprit des auteurs qu’il présente, il veut « reconnaître la vitalité dans la plus profane de toutes les substances ». À cette fin, il laisse deux corpus de textes apparemment hétérogènes se heurter comme des plaques continentales : des œuvres qui proviennent principalement de la fin de la Grande-Bretagne médiévale rencontrent un nombre presque ingérable de textes théoriques plus récents.


Jeffrey Jérôme Cohen : « Pierre ». écologie du non-humain.
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Image : Août Verlag

Dans l’introduction, Cohen propose tout ce qui avait rang et réputation dans le monde académique au moment de la présentation de l’ouvrage initialement paru en 2015 : la palette va de la “théorie des acteurs-réseaux” de Bruno Latour à diverses variétés de ” réalisme spéculatif » à « l’ontologie orientée objet » de Graham Harman et au matérialisme vitaliste de Jane Bennett. Une grande partie de cela semble à nouveau dépassée aujourd’hui et reste plutôt ennuyeuse dans la présentation de Cohen. Ce qui unit toutes ces théories, c’est le désir d’en venir enfin aux choses elles-mêmes. Autant elles contredisent le poststructuralisme, qui mettait l’accent sur la signification même du monde, autant elles lui ressemblent par la méfiance qu’elles nourrissent à l’égard du sujet humain.

Un réenchantement du monde

Toutes les choses et tous les êtres non humains devraient désormais avoir une « agence » : la pierre que nous ramassons sur la plage nous a peut-être choisis. De même, le vocabulaire que déploient de telles théories est éminemment harmonieux : à presque toutes les pages de son livre, Cohen décrit la relation pierre-humain comme alliance, camaraderie, partage, générosité et, pourquoi pas, même amour.

Une telle conception des choses conduit, positivement tournée, à un enchantement renouvelé du monde. Contre la domination de la nature par la raison instrumentale, qui réduit tout ce qui existe à un stock, Cohen met l’accent sur l’idiosyncrasie de la matière pierreuse. Dans un “mélange” conscient, il lit les auteurs du Moyen Âge comme des précurseurs de la formation théorique contemporaine – une relation qui est bien sûr réversible et pourrait soulever la question de la part de mysticisme dans le soi-disant nouveau matérialisme.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que Cohen écrive un traité historico-scientifique qui aborde la possible rupture épistémique entre la vision du monde médiévale et moderne en utilisant l’exemple de la minéralogie. « Un vertige », assure-t-il, « est voulu par le livre » et « ne surgit pas par inadvertance de son excès rhétorique. » Les thèmes alternent comme des pierres colorées dans un merveilleux lapidarium, et de Stonehenge à « Star Trek », en passant par le déluge vers le dépôt nucléaire, il ne s’agit souvent que d’un saut.

Entre tous ces sédiments littéraires, théoriques et même autobiographiques, des monstres apparaissent parfois, que même les courageux traducteurs n’ont pas pu polir comme il faut : « Promesse de beauté et relation d’incertitude en un, le pouvoir de la pierre une sorte de magie, une décomposition ontologique. La lithique palpite de dynamisme et favorise une référence plus large au monde. » Avec quelle précision et quelle vivacité Cohen écrit quand il se tourne vers les textes eux-mêmes. Même ceux qui n’ont jamais entendu parler d’Isidor de Sevilla, de Geoffroy de Monmouth, de Marie de France ou de Jean de Mandeville verront rapidement le monde des pierres à travers leurs yeux grâce au portrait sensible de Cohen.

Jeffrey Jérôme Cohen : « Pierre ». écologie du non-humain. Traduit de l’anglais par Till Bardoux et Nikola Basler. August Verlag, Berlin 2022. 480 p., couverture rigide, 38 €.

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